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Sa chair ? Bien entendu, celle de son visage.
Au Pôle, de miroirs on ne fait pas usage,
Nanouk en suffoqua ;
Il ignorait le grec, ça qu’on me le concède,
Mais il dit : « J’ai trouvé ! » sans savoir qu’Archimède
Dit, un jour : « Eurêka ! »

Il serra sa trouvaille au fond d’une mallette
Et, jusqu’au Groenland, il rapporta l’emplette.
L’Esquimaude rêvait
Quand, tenant le miroir, il entra dans la hutte.
Nanouk le suspendit, sans perdre une minute,
Non loin de son chevet.

L’épouse, en s’éveillant, se mira dans la glace.
— Ah ! dit-elle, aux cent coups, mon mari me remplace,
Car il a rapporté
La femme que voilà de son lointain voyage,
Hélas ! elle est charmante, elle est d’un tout jeune âge,
C’est même une beauté !

Pour la réalité prenant une chimère,
Elle porte, en pleurant, le miroir à sa mère
Qui se mire à son tour,
Et voit, s’y reflétant, sa tignasse argentée,
Son menton de galoche et sa bouche édentée
Aussi vaste qu’un four.

Comme elle n’avait pas sa langue dans la poche,
La vieille (en esquimau) lui dit : « Dieu, qu’elle est moche ! »
Puis, cachant le miroir :
« Non, Dieu n’a pas créé deux mégères pareilles !
Ma fille, désormais, dors sur tes deux oreilles,
Elle est trop laide à voir ! ».



Eugène LEMERCIER.



S. E. M. F. A. 618