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insiste beaucoup sur cette période délicate de la vie d’Émile. Peut-être y a-t-il là un ressouvenir de sa propre adolescence.) Émile est encore ignorant. Il faut prolonger cette ignorance. Mais si c’est impossible ?… Rousseau hésite… Puis il se reprend, et se fait fort de maintenir l’innocence d’Émile jusqu’à vingt ans.

Par quels moyens ? Rousseau songe un moment à montrer à Émile un hôpital d’« avariés »… Mais le mieux, pour garder Émile pur (et ce souci est beau, et il n’y a pas de quoi sourire), c’est encore d’éluder sa sensualité par sa sensibilité, et de faire dériver celle-ci vers les sentiments affectueux : reconnaissance, amitié, pitié, amour du peuple, amour de l’humanité. Ici se placent des propos éloquents et généreux :

C’est le peuple qui compose le genre humain ; ce qui n’est pas peuple est si peu de chose que ce n’est pas la peine de le compter… Fût-il plus malheureux que le pauvre même, le riche n’est point à plaindre, parce que ses maux sont tous son ouvrage, et qu’il ne tient qu’à lui d’être heureux. Mais la peine du misérable lui vient des choses, de la rigueur du sort qui s’appesantit sur lui. Il n’y a point d’habitude qui lui puisse ôter le sentiment physique de la fatigue, de l’épuisement, de la faim ; le bon esprit ni la sagesse ne servent de rien pour l’exempter des maux de son état… Respectez votre espèce ; songez qu’elle est composée essentiellement de la collection des peuples ; que, quand tous les rois et tous les philosophes en seraient ôtés, il n’y paraîtrait guère, et que les choses n’en iraient pas plus mal. En un mot, apprenez à votre élève à aimer tous les