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— Lequel ? demanda froidement Ruggieri.

— Henri, le futur roi de France ! Henri, qui seul m’aime et me comprend ! Henri d’Anjou, que Charles jalouse, pauvre enfant ! Henri à qui on vient de refuser l’épée de connétable ! Henri, mon fils, enfin !… Oh ! je comprends ce que tu veux dire ! Charles est mon fils, lui aussi, n’est-ce pas ? François d’Alençon est aussi mon fils ? Que veux-tu, une mère ne se sent vraiment mère que pour l’enfant qui est vraiment son enfant, selon son cœur et son esprit !…

Ruggieri secoua encore la tête, et à demi-voix, comme s’il eût craint d’être entendu, bien qu’il n’y eût personne dans la maison :

— Et l’autre, madame… vous n’en parlez jamais…

Catherine tressaillit. Ses yeux se dilatèrent et plantèrent un regard aigu dans les yeux de l’astrologue.

— Quel autre ? demanda-t-elle avec une glaciale froideur, que veux-tu dire ?

Sous ce regard, sous cette parole, qui semblaient la parole et le regard d’un spectre, Ruggieri courba la tête. Vraiment, à cette minute, Catherine de Médicis, selon l’effroyable expression qu’elle avait employée, sentait la mort.

— Je crois, ajouta-t-elle, que tu n’es pas dans ton bon sens. Prends bien garde que jamais une question de ce genre ne t’échappe encore.

— Pourtant, il faut que je parle !

Ruggieri, en laissant tomber ces mots, avait gardé la tête baissée.

Et ce fut dans cette attitude qu’il continua :

— Oh ! soyez sans crainte, madame, nul ne nous entendra ; j’ai pris mes précautions ; nous sommes seuls, et si je me décide à vous dire des choses que, dans mes nuits sans sommeil, j’étais épouvanté de me dire à moi-même dans le lourd silence de ma conscience, c’est que des heures graves et solennelles vont peut-être sonner au cadran de l’éternelle justice… Si j’ose parler, ma reine, c’est que j’ai interrogé les astres, et que les astres m’ont répondu !

Catherine frissonna.

L’épouvante glaça ce cœur si ferme.

Catherine de Médicis, qui ne tremblait pas devant le crime, tremblait devant la menace des astres.

Sûr désormais d’être écouté, Ruggieri continua en relevant la tête :

— Ainsi, madame, vous pouvez dormir tranquille, vous ! Ainsi, Catherine, vous n’y songez jamais à l’autre ! Moi, j’y songe. Moi, depuis longtemps, je ne dors plus que d’un sommeil fiévreux. Et chaque fois que je m’endors, Catherine, le même rêve sinistre se dresse dans ma conscience, les mêmes fantômes viennent s’asseoir au chevet de mon lit. Je vois un homme qui sort d’un palais, par une nuit obscure, tandis que la femme, l’amante, l’accouchée enfin lui fait un dernier geste implacable… cet homme a pleuré, supplié en vain… l’amante a prononcé une irrévocable condamnation… l’homme sort donc du palais… sous son manteau, il emporte on ne sait quoi… quelque chose qui vit pourtant, car cela vagit, cela se plaint, cela crie grâce… et l’homme est impitoyable, car l’homme, lâche une fois dans sa vie, a peur de la femme !… Il va… il dépose le nouveau-né sur les marches d’une église… et puis il se sauve !

Catherine, les traits durs, les traits durs, le visage fermé, immobile et glaciale, murmura sourdement :

— Tu oublies une chose, René ! Tu oublies le meilleur ! Puisque nous sommes en train d’évoquer ce spectre, évoque-le tout entier !…

— Non, je n’oublie pas ! Non, Catherine ! Heureux si j’avais pu oublier !… Avant d’emporter le nouveau-né pour l’abandonner, j’avais laissé tomber sur ses lèvres une goutte… une seule !… d’une liqueur blanche… c’est cela que vous voulez dire, n’est-ce pas ?…