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de ce hère ? N’avez-vous pas vos gentilshommes, vos créatures, vos femmes ?

— Oui, René, j’ai mes cent cinquante demoiselles, et par elles, je sais ce que cent cinquante ennemis peuvent confier à l’oreille d’une maîtresse : oui, j’ai mes créatures jusque chez Guise, jusqu’en Béarn ; et par ces créatures je connais les plans de ceux qui veulent ma mort, et au lieu d’être tuée, c’est moi qui tue ; oui, j’ai mes gentilshommes et, par eux, je tiens le Louvre et Paris. Mais je me défie, René !…

Elle reposa dans sa main sa tête pâle, si pâle qu’on l’eût dite exsangue, comme une tête de vampire.

Son regard se perdit dans le vague.

Elle sembla évoquer des choses passées, comme un spectre évoque des choses mortes.

— René, dit-elle d’une voix glacée, j’avais quatorze ans lorsque je vins en France. J’en ai cinquante. Combien cela fait-il ?

— Cela fait trente-six ans, Majesté ! fit Ruggieri étonné.

— C’est donc trente-six années de souffrances et de tortures, trente-six années d’humiliations, de rage d’autant plus terrible que je devais la déguiser sous des sourires, trente-six années où j’ai été tour à tour méprisée, bafouée, réduite à l’état de servante, et enfin haïe… mais d’être haïe, ce n’est rien !… Cela a commencé le soir de mon mariage, René…

— Catherine ! Catherine ! à quoi bon de tels souvenirs ? dit Ruggieri en fronçant le sourcil.

— C’est que les souvenirs ravivent la haine ! dit sourdement Catherine de Médicis. Oui, la longue humiliation commença le soir de mon mariage, et dussé-je vivre cent ans encore, je n’oublierai jamais cette minute où le fils de François Ier, m’ayant conduite à notre appartement, s’inclina devant moi et sortit sans me dire un mot… La nuit suivante et les autres, il en fut de même… Lorsque mon époux devint roi de France, la reine, la vraie reine, ce ne fut pas moi… ce fut Diane de Poitiers[1]. Les années s’écoulèrent pour moi dans la solitude : un jour, j’appris qu’Henri de France me voulait répudier. Tremblante, la rage au cœur, j’interrogeai mon confesseur sur les motifs que pouvait faire valoir mon royal époux… Sais-tu ce qu’il me répondit ?

Ruggieri secoua la tête.

Catherine de Médicis, livide comme un cadavre, reprit :

— Madame, dit le confesseur, le roi prétend que vous sentez la mort !

Ruggieri tressaillit et pâlit.

— Je sentais la mort ! poursuivit Catherine de Médicis en reprenant place dans son fauteuil. Comprends-tu ? J’étais mortelle à tout ce que je touchais… Et, chose affreuse, René, il semble qu’Henri II ait eu raison de parler ainsi… Lorsque, poussé par ses conseillers, par Diane de Poitiers elle-même, dont la générosité fut pour moi la dernière lie du fiel, le roi se résolut à me garder, lorsque, sur les instances des prêtres, il consentit à faire de moi sa véritable épouse, lorsque enfin j’eus des enfants, ah ! René… que furent ces enfants ? François est mort à vingt ans, après un an de règne, d’une effroyable maladie des oreilles dont la source est restée inconnue. Seulement, Ambroise Paré me dit qu’il était mort de pourriture.

Catherine s’arrêta un instant, les lèvres serrées, le front barré d’un pli.

— Regarde Charles ! reprit-elle d’une voix plus sourde. Des crises terribles l’abattent, et par moments, je me demande s’il ne va pas finir dans la folie, dans la pourriture de l’intelligence, comme François a fini dans la pourriture du corps. Regarde le duc d’Alençon, mon dernier-né ! avec son visage ravagé, ne semble-t-il pas marqué, lui aussi, d’un signe fatal ? Vois enfin le duc d’Anjou ! (Et ici la voix âpre de la reine prit une expression de tendresse qui surprenait.) Il paraît vigoureux, n’est-ce pas ? Eh bien, moi qui le connais, qui le soigne, je vois seule les signes de débilité chez cet enfant incapable de lier deux idées…

Et, avec une sorte de rage contenue :

— François est mort. Charles est condamné. Henri, avant peu, sans doute, va monter sur le trône et poser sur sa faible tête une couronne dont le poids l’écrasera. Tu vois bien qu’il faut que je sois forte, moi, pour supporter le poids de cette Couronne, et régner sur la France, tandis qu’Henri s’amusera !

Elle se leva encore, fit quelques pas dans la pièce, puis, revenant à Ruggieri :

— Régner, dit-elle, régner enfin ! Ne plus être à la merci de ces Guise, de ces Coligny, de ces Montmorency qui se disputent le pouvoir ! René, songe qu’un jour Guise a eu l’audace d’emporter chez lui les clefs de la maison du roi ! Songe que j’ai été presque prisonnière à la cour, moi ! Songe que le Coligny maudit travaille à remplacer les Valois par des Bourbons ! Songe à tant d’ennemis qui m’ont abreuvée d’outrages quand j’étais faible et seule, et songe que, des dents et des griffes, je défendrai le bien de mon enfant…

  1. Diane de Poitiers, favorite royale, maîtresse d’Henri II, qui fit construire pour elle le château d’Anet (1499-1566).