Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/29

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 19 —

le monde entier, si plein, si complexe, tantôt haletant, tantôt calme et grave, œuvre de revendication sociale, de polémique ardente et de lyrisme, le livre des Misérables est assurément une des plus larges conceptions d’un grand esprit, si ce n’est une des plus pondérées. Mais, qui ne le sait ? Le génie de Victor Hugo brise invinciblement tous les moules, et ce serait en vérité une prétention quelque peu insensée que de vouloir endiguer cette lave et proportionner cette tempête.

Les Travailleurs de la mer, l’Homme qui rit, Quatre-vingt-treize parurent successivement. Les mêmes beautés d’imagination, d’originalité et de style s’y retrouvent à chaque ligne. Qui ne se souvient de la caverne sous-marine où Gilliatt rencontre la pieuvre, de cette merveilleuse vision du grand Poète ? L’infinie richesse de la langue, le charme exquis, la délicatesse féerique des nuances et des sensations perçues font de ces pages un enchantement mystérieux et idéal. Et, dans l’Homme qui rit, que de tableaux étranges, effrayants, magnifiques : les convulsions du pendu secoué, tourmenté par le vent de la nuit lugubre, assailli par les corbeaux affamés qu’il épouvante de ses bonds furieux ; la tempête de neige, Gwynplaine errant dans le palais désert, et la scène admirable et monstrueuse du supplice dans la prison ! Quatre-vingt-treize, enfin, n’est-il pas un poème dont les héros sont des types du devoir accompli, du sacrifice sublime, des figures symboliques plutôt que des hommes, tant elles sont grandes ?