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la jeunesse de leconte de lisle


alors à désirer un grand anéantissement, une fusion de tout son être dans l’immensité, une sorte de volupté passive, où l’on éprouverait comme la jouissance de n’être pas. Et il se souvenait des grandes nuits du ciel natal, du pays à la nature vierge, puissante et belle ; il le regrettait parfois dans les heures de mélancolie et de solitude de sa petite chambre de Rennes ; il se rappelait les souvenirs d’enfance, les paysages de soleil et de couleur, la maison paternelle sous les tamaris, et la baie lumineuse au loin… Ah ! comme il l’avait mal jugé autrefois ! Et voilà, que son séjour dans le pays des teintes grises le disposait à sentir et à comprendre les magnificences uniques de la terre exotique, quand il la reverrait.

Ce fut vers le milieu de l’année 1843 qu’il s’embarqua pour Bourbon, plus âgé, plus mûr, mais aussi plus éprouvé par l’existence. Cependant, quelle qu’eût été l’amertume de son découragement, il n’était pas abattu, il espérait encore dans une exaltation possible de la nature humaine ; et si cette confiance généreuse devait succomber un jour sur quelque coin du champ de bataille de la vie, il rapportait comme une fleur précieuse d’idéal, amoureusement enclose en son cœur, ultime, mais féconde croyance, cette sublime religion de l’art, seule capable de refleurir jusqu’à la fin dans son âme dévastée.

Non, Leconte de Lisle n’avait point encore renoncé à la lutte. Ce grand désir de justice sociale qu’il avait éprouvé dès qu’il avait été capable de comprendre les intimes aspirations de son intelligence et de son cœur ; qui seul avait inspiré et dirigé les généreuses tentatives de sa jeunesse, ses âpres et constantes revendications ; à mesure que les événements semblaient lui donner un démenti plus formel, ce désir s’enracinait davantage en lui, et le poussait à revendiquer avec plus de force ce que « les bourgeois de Rennes » considéraient comme une monstruosité.

En le rappelant à Bourbon, peut-être sa famille croyait-elle le faire renoncer à ce qu’on avait appelé des erreurs de jeunesse ; peut-être lui-même espérait-il trouver sous le ciel natal le silence et la paix, nécessaires à ceux que la vie a