Page:Leblanc - Voici des ailes, paru dans Gil Blas, 1897.djvu/5

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Il a bien autre chose à faire, ce pauvre Guillaume.

De fait c’était un fidèle des coulisses de théâtre et des boudoirs d’accès facile. Après une année de mariage où l’intimité des deux époux avait abouti à un désaccord physique irrémédiable, il s’était abandonné à sa nature de viveur, fréquentant les filles et ne se gênant pas pour afficher certaines de ses maîtresses. Dès lors les hommes assiégèrent Madeleine. Par revanche d’abord, par désœuvrement ensuite et par habitude, elle accueillit leurs hommages. Et, bien que nul ne pût encore se vanter de la moindre faveur, il y avait constamment autour d’elle une demi-douzaine de prétendants, attirés par sa beauté claire et douce, par la grâce de sa taille, par le plaisir manifeste qu’elle prenait à être courtisée.

Guillaume affectait à cet égard la plus grande indépendance d’esprit. Il en tenait toujours prête une nouvelle preuve. Cette fois il dit :

— Figurez-vous qu’au bal, hier, je me suis fait présenter à ma femme par un monsieur que je ne connaissais pas. Dame ! il me parlait d’elle dans des termes si élogieux et d’une façon si intime ! Je lui ai donné un nom quelconque. Ah ! sa tête quand il nous a vus partir ensemble, Madeleine et moi !

En réalité ils formaient deux bons ménages, l’un plus agité à cause des gamineries de Régine et du penchant de Pascal à la jalousie, l’autre que rendaient plus paisible l’indifférence de Guillaume et la nature équilibrée de Madeleine. On se connaissait par les femmes. Amies de pension, elles s’étaient mariées à la même époque, cinq ans auparavant. Depuis on se voyait beaucoup, moins chez soi pourtant qu’en parties communes dans le monde, ainsi qu’au théâtre et au cabaret. Le repas touchait à sa fin. Les hommes parlèrent bicyclette.

Pascal reprit sa théorie d’esthétique :

— Ce qui fait la beauté de la bicyclette, c’est sa sincérité. Elle ne cache rien, ses mouvements sont apparents, l’effort chez elle se voit et se comprend, elle proclame son but, elle dit qu’elle veut aller vite, silencieusement et légèrement. Pourquoi la voiture automobile est-elle si vilaine et nous inspire-t-elle un sentiment de malaise ? C’est parce qu’elle dissimule ses organes comme une honte. On ne sait pas ce qu’elle veut. Elle semble inachevée. On attend quelque chose. Elle a l’air d’être faite pour porter, non pour avancer. Regardez une locomotive, au contraire : comme c’est beau, ces muscles de fer qui se tendent et se détendent, et ces bras qui agissent, et ces jambes qui s’efforcent, tout cet organisme puissant et noble, cette poitrine large, cette respiration ardente, ce souffle visible…

Mais Guillaume engagea une discussion sur la position du pied, Fauvières n’y attachait aucune importance. D’Arjols, plus compétent, s’écria :