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— Pourquoi ? je ne sais pas… Il y a tant d’autres raisons de vous aimer que j’avais oublié celle-là qui est la plus apparente, et j’en suis content, il me semble que vous n’êtes belle que depuis que vous m’aimez…

Un adorable jardin les entourait, clos de vieux murs moisis et s’étageant en terrasses au-dessus d’un frais vallon de verdure. Des cèdres et des tilleuls, des magnolias, des massifs épais augmentaient l’intimité de sa solitude. Des lauriers-roses et des camélias l’égayaient. Elle lui dit :

— Pardonnez-moi de vous avoir fui, Pascal, j’étais si bouleversée que je ne savais ce qui se passait en moi, et je voulais voir clair. Oh ! quel bonheur quand j’ai su que j’aimais enfin, que je vous aimais.

— Moi aussi, répondit-il, j’ai voulu me reprendre, des scrupules me tourmentaient, car je sentais bien que j’avais parlé sous l’influence de l’exaltation où le mouvement, où la nature, où la griserie de l’air nous emportaient tous deux. Mais, du moins, ces paroles exprimaient-elles la vérité de mon âme et comme elles, mes sentiments n’avaient-ils pas été provoqués par cette sorte d’ivresse si spéciale et si troublante ?

Elle fut anxieuse. Il sourit.

— Soyez en paix, Madeleine, j’ai certes parlé malgré moi, inconsciemment, beaucoup plus tôt que je ne l’eusse fait, mais, je le sais, j’ai parlé selon moi… je vous aime.

Ils se regardèrent encore, très longtemps et très affectueusement. Ils étaient tout étonnés de s’aimer après cinq ans d’indifférence.

— Il est à supposer, dit Pascal, que nous ne pouvions nous voir que sous notre forme actuelle, qui est si dissemblable de notre forme passée. Nous étions comme des objets neutres, vagues, sans contours, et qui soudain acquerraient des couleurs vives, des lignes précises, une existence personnelle. On les voit seulement alors. Ainsi, dès que nous nous sommes aperçus, nous nous sommes aimés. Notre première rencontre date de cette fin de jour où nous avons fait route ensemble, dans la vallée de Cany, vous rappelez-vous ?

— Oui, je me rappelle, ma vie date de là.

— Notre vie date de là ! s’écria Pascal.

Tout est changé, nos habitudes et nos plaisirs, nos aspirations, notre âme même. Ou plutôt, tout est remis à sa place. Je le sens aujourd’hui, j’ai vécu jusqu’aujourd’hui en dehors de moi, dans un milieu qui n’est pas le mien, parmi des gens avec qui je n’ai rien de commun. Et ce qu’il y a de plus incompréhensible, c’est que je ne le savais pas… j’étais honteux de ne pas m’y plaire, persuadé de mes torts, j’imitais les autres pour leur ressembler… je me moquais de mes rêveries, de mon caractère taciturne et maussade. Eh, parbleu, mes rêveries n’étaient que des pensées qui s’essayaient, et si je me taisais, c’est que j’aurais voulu parler d’autre chose.

Il répéta d’une voix de certitude :

— Oui, ce voyage a remis les choses en leur place. L’existence indépendante que nous menons nous a rendus à la vérité. Vivant librement, en dehors des règles et des convenances, nous avons été conduits à notre insu à sentir librement, à penser librement, à aimer librement. Jetés subitement en plein contact avec la nature, nous sommes régénérés. Nos instincts se dégagent de tout cet encombrement d’obstacles qui les contrariait, et nous y obéissons, et nous trouvons tout simple d’y obéir. Ce n’est donc pas étonnant que