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grâce de l’homme réduit à l’état de paquet, de colis, enfermé comme un paralytique dans la petite boîte des voitures ou dans le cercueil des compartiments.

Il concluait avec chaleur :

— Or, la bicyclette a résolu le problème. Elle remédie à notre lenteur et supprime notre fatigue. L’homme maintenant est pourvu de tous ses moyens. La vapeur, l’électricité n’étaient que des progrès servant à son bien-être. La bicyclette est un perfectionnement de son corps lui-même, l’achèvement, pourrait-on dire. C’est une paire de jambes plus rapides qu’on lui offre. Lui et sa machine ne font qu’un. Ce ne sont pas deux êtres différents comme l’homme et le cheval, deux instincts en opposition. Non, c’est un seul être, un automate d’un seul morceau. Il n’y a pas un homme et une machine. Il y a un homme plus vite.

Régine et d’Arjols se divertissaient beaucoup. Madeleine souriait sans ironie. Déconcertée d’abord, elle s’accoutumait à ce compagnon et à ses allures insolites. Il lui semblait que son voyage avait débuté avec Pascal Fauvières et qu’elle le continuait avec un autre, un inconnu rencontré en route et qui l’entraînait à sa suite, captivant et mystérieux. Ils causaient peu, une entente instinctive leur permettant de se taire. Mais parfois c’étaient des mots graves, toute une émotion sincère qui jaillissait comme de l’eau impatiente et fougueuse.

Et les deux couples allaient toujours de même, se mêlant de moins en moins et s’abstenant de réfléchir à leur conduite bizarre. Peut-être cependant une gêne imperceptible commençait-elle à atténuer l’harmonie de leurs rapports quand ils se retrouvaient tous ensemble, gêne produite sans doute par le ménage Fauvières qui s’oubliait en discussions assez vives. En réalité Régine s’émancipait de plus en plus, lâchée à ses instincts, ivre de cette vie en plein air, comme si le soleil et le mouvement lui eussent tourné la tête. Elle regimbait à la moindre réprimande, et Pascal, plus aisément irritable, s’emportait.

Un jour, au sortir d’une ville, elle apparut le buste dans un maillot de laine blanche qui moulait sa jeune poitrine et obéissait au frémissement de la chair. Il fallut une scène pour qu’elle y renonçât.

Un autre jour, au détour d’une route, Madeleine et Fauvières, effarés, l’aperçurent à cheval sur les épaules de Guillaume. Derrière eux, deux gamins traînaient les bicyclettes qu’une chute malencontreuse, survenue au cours d’un match, avait endommagées et faussées. L’inconvenance de cette position mit Pascal hors de lui. Il la lui reprocha durement. Elle répondit :

— Flûte… je fais ce qui me plaît… toi, tu fais des discours ennuyeux… moi, je m’amuse à ma façon… n’est-ce pas, Guillaume, que l’on s’amuse bien ! ce qu’on est bons camarades maintenant !

Une charrette passait. Ils s’y installèrent avec leurs machines. Les deux autres s’assirent au pied d’une meule de foin.

Des nuages lourds pesaient sur les campagnes. Un temps d’orage crispait les nerfs. Pascal, très pâle, se contenait à peine. Madeleine lui prit les mains doucement :

— Pourquoi vous mettez-vous en colère, Pascal ? Que vous importent les petites inconséquences de Régine ?… surtout avec Guillaume…

Il se détendit :

— Je n’y comprends rien ! moi qui étais si patient autrefois, tout m’exaspère aujourd’hui.