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que lasse, harassée, brûlante, morose, elle fût devenue soudain fraîche, facile et harmonieuse. Par quel miracle ? ils ne se le demandaient point. Mais ils avaient bien la perception vague d’un miracle. Dans le trouble grisant de leurs rêves, ils se faisaient l’effet d’êtres fabuleux qu’a touchés la baguette d’une fée. Et l’impression persistante de la vitesse aidait encore à leur imposer le souvenir de quelque chose qui s’était accompli en une seconde, comme un prodige inexplicable.

Ils ne songeaient à rien de tout cela d’une façon précise. Seulement ils tiraient de leur promenade, de leur enthousiasme, de leur langueur actuelle, une telle satisfaction qu’ils n’étaient point sans quelque regret à l’idée d’en avoir fini. C’est pour cette raison assurément, pour d’autres aussi, plus indistinctes, qu’il n’y eut pas d’exclamation quand l’un d’eux lança d’un ton négligent :

— Si l’on s’en allait comme ça très loin, au hasard, du côté de la Bretagne ?…

Non, cette proposition ne les bouleversait point. Ils l’acceptèrent tout naturellement. Pourtant ils se regardèrent avec une certaine surprise, chacun ne comprenant guère pourquoi il acquiesçait à un tel projet et encore moins pourquoi les trois autres ne jetaient pas les hauts cris ? Que s’était-il donc passé de si anormal ?

Les moindres détails furent vite réglés. Les dames se procureraient des costumes plus pratiques, culotte et veston de laine grise ou beige. Une malle abondamment pourvue précéderait les voyageurs de ville en ville. Et ils s’en iraient tout doucement, par petites étapes, se reposant aux heures trop chaudes, et flânant sur les grand’routes, selon l’ordre de leur caprice.


III


— Guillaume ! s’écria Régine en lâchant son guidon d’une main.

Elle s’interrompit, hésitante. C’était la première fois qu’elle l’appelait par son nom de baptême. Et ils furent tous quatre très étonnés de constater la façon cérémonieuse dont ils se traitaient malgré leurs relations anciennes.

— Tu as absolument raison, nous sommes stupides avec nos « Monsieur » et nos « Madame ». Moi, cela ne me gênera pas du tout d’appeler ton mari Pascal.

Régine reprit, le doigt tendu :

— Vous voyez, Guillaume, le village qui est tout là-bas, tout là-bas.

— Oui, c’est là que nous devons déjeuner.

— Eh ! bien, parions que j’y serai avant vous.

Elle jeta son mouchoir à terre, d’Arjols dut faire demi-tour et descendre. Quand il dépassa l’autre couple, Régine était déjà loin, forme fuyante dont les mouvements devenaient indistincts.

Madeleine et Pascal restèrent seuls. Ainsi s’effectuaient toutes les étapes depuis cinq jours qu’on s’était mis en route vers la Bretagne.

Ils avaient traversé la Seine au Havre, puis, délaissant les plages, ils erraient sur la foi des guides et de vagues renseignements, en quête de ruines, de forêts et de sites pittoresques. Ils ne se surmenaient point. Le matin, deux ou trois heures, de même à la fin de la journée, sans hâte, sans programme. Le plus léger symptôme de fatigue motivait une halte, le moindre prétexte des stations interminables.