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l’espace vide qui, du haut de la roche verticale où le phare était juché, tombait parmi les éboulements de pierres et des grands fûts d’arbres dont les têtes feuillues bouchaient l’horizon.

Beaumagnan le retourna, lui appliqua le dos contre les persiennes, et lui ficela les poignets et les chevilles.

Les choses se présentaient donc ainsi : au cas où Raoul essaierait de se porter en avant, la corde serrée en nœud coulant l’étranglait. Si, d’autre part, il prenait fantaisie à Beaumagnan de se débarrasser de sa victime, il lui suffisait de la pousser brusquement, les persiennes s’effondraient, et Raoul, basculant dans l’abîme, se trouvait pendu.

— Excellente position pour un entretien sérieux, ricana-t-il.

D’ailleurs il était résolu. Si l’intention de Beaumagnan consistait à lui donner le choix entre la mort et la divulgation des succès que lui, Raoul, avait pu obtenir dans la poursuite du grand secret, pas la moindre hésitation, il parlerait.

— À vos ordres, dit-il. Interrogez.

— Tais-toi, commanda l’autre toujours furieux.

Et Beaumagnan lui colla contre la bouche un paquet de ouate qu’il fixa par un foulard passé derrière la nuque.

— Un seul grognement, dit-il, un seul geste, et, d’un coup de poing, je t’envoie dans le vide.

Il le regarda une seconde, comme un homme qui se demande s’il ne doit pas sur-le-champ accomplir l’acte projeté. Mais il s’éloigna soudain, la démarche lourde et sinueuse, traversa la pièce en frappant du pied le carrelage, et s’accroupit au seuil de la porte, de manière qu’il lui fût possible de voir au dehors par l’entrebâillement.

— Ça va mal, pensa Raoul, fort inquiet. Ça va d’autant plus mal que je n’y comprends rien. Comment est-il ici ? Dois-je supposer que c’est lui le bienfaiteur de la veuve Rousselin, celui qu’elle n’a pas voulu compromettre ?

Mais cette hypothèse ne le satisfaisait pas.

— Non, ce n’est pas cela. J’ai donné dans le panneau, mais d’une autre façon, par imprudence et naïveté. Il est évident qu’un type comme Beaumagnan connaît toute cette affaire Rousselin, qu’il connaît les rendez-vous, et l’heure de ces rendez-vous, et alors, sachant que la veuve a été enlevée, il surveille et fait surveiller les environs de Lillebonne et de Tancarville… Et alors, on remarque ma présence, mes allées et venues… Et alors, piège… et alors…

Cette fois la conviction de Raoul était entière. Vainqueur de Beaumagnan à Paris il venait de perdre la seconde manche. Victorieux à son tour, Beaumagnan l’étalait sur une persienne ainsi qu’une chauve-souris que l’on cloue au mur, et il guettait maintenant l’autre personne, afin de s’emparer d’elle et de lui arracher son secret.

Un point cependant demeurait obscur. Pourquoi cette attitude de bête fauve, prête à bondir sur une proie ? Cela ne s’accordait pas avec la rencontre probablement toute pacifique qui s’annonçait entre lui et cette personne. Beaumagnan n’avait qu’à sortir, à l’attendre tout simplement dehors, et à lui dire :

Mme Rousselin est souffrante et m’envoie à sa place. Elle voudrait connaître l’inscription gravée au couvercle du coffret.

— À moins que, pensa Raoul, à moins que Beaumagnan n’ait des raisons pour prévoir l’arrivée d’une troisième personne… et qu’il ne se méfie… et qu’il ne prépare une attaque…

Il suffisait qu’une telle question se posât à Raoul, pour qu’il en aperçût aussitôt l’exacte solution. Supposer que Beaumagnan lui avait tendu un piège, à lui, Raoul, ce n’était là que la moitié de la réalité. L’embûche était double, et qui donc Beaumagnan pouvait-il épier avec cette fièvre exaspérée ? Qui, sinon Joséphine Balsamo ?

— C’est cela ! c’est cela ! se dit Raoul illuminé par un éclair de vérité. C’est cela ! Il a deviné qu’elle était vivante. Oui, l’autre jour, à Paris en face de moi, il a dû sentir cette chose effroyable, et c’est encore une boulette que j’ai commise… une faute d’expérience. Voyons ! aurais-je ainsi parlé, aurais-je agi de la sorte, si Joséphine Balsamo n’avait pas vécu ? Comment ! je viens dire à cet homme que j’avais lu entre les lignes de sa lettre au baron Godefroy, et que j’assistais à la fameuse séance de la Haie d’Étigues, et je n’aurais pas compris de quoi il retournait pour la Cagliostro ! Et un garçon comme moi, qui n’a pas froid aux yeux, aurait abandonné cette femme ! Allons donc ! Si j’étais à la réunion, j’étais aussi à l’escalier de la falaise ! Et j’étais sur la plage lors de l’embarquement ! Et j’ai sauvé Joséphine Balsamo ! Et nous nous sommes aimés… non pas d’un amour datant de l’hiver dernier, comme je le prétendais, mais d’un amour postérieur à la soi-disant mort de Josine. Voilà ce qu’il s’est dit, le Beaumagnan.