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Ils s’étaient rapprochés de l’endroit au-dessus duquel écoutait Raoul. Bennetot chuchota :

— Et après ?

— Après, j’explique la situation à nos amis, le rôle de cette femme…

— Et tu t’imagines obtenir d’eux qu’on la condamne ?…

— Que je l’obtienne ou non, le résultat sera le même. Beaumagnan l’exige. Pouvons-nous refuser ?

— Ah ! fit Bennetot, cet homme nous perdra tous.

Le baron d’Étigues haussa les épaules.

— Il faut un homme comme lui pour lutter contre une femme comme elle. As-tu tout préparé ?

— Oui, les deux barques sont sur la plage, au bas de l’Escalier du Curé. La plus petite est défoncée et coulera dix minutes après qu’on l’aura mise à l’eau.

— Tu l’as chargée d’une pierre ?

— Oui, un gros galet troué qu’on attachera à l’anneau d’une corde.

Ils se turent.

Pas un des mots prononcés n’avait échappé à Raoul d’Andrésy, et pas un qui n’eût accru jusqu’à l’excès son ardente curiosité.

— Sacrebleu ! pensait-il, je ne donnerais pas ma loge de balcon pour un empire. Quels gaillards ! Ça parle de tuer comme d’autres de changer de faux col ! »

Godefroy d’Étigues surtout l’étonnait. Comment la tendre Clarisse pouvait-elle être la fille de ce sombre personnage ? Quel but poursuivait-il ? Quels motifs obscurs le dirigeaient ? Haine, cupidité, désir de vengeance, instincts de cruauté ? Il évoquait un bourreau d’autrefois, prêt à quelque sinistre besogne. Des flammes illuminaient sa face empourprée et sa barbe rousse.

Les trois autres invités arrivèrent d’un coup. Raoul les avait souvent remarqués comme des familiers de la Haie d’Étigues. Une fois assis, ils tournèrent le dos aux deux fenêtres qui éclairaient la salle, de sorte que leur visage demeurait dans une sorte de pénombre.

À quatre heures seulement, deux nouveaux venus entrèrent. L’un, âgé, de silhouette militaire, sanglé dans sa redingote, et qui portait au menton la barbiche que l’on appelait l’impériale sous Napoléon III, s’arrêta sur le seuil.

Tout le monde se leva pour aller au-devant de l’autre, que Raoul n’hésita pas à considérer comme l’auteur de la lettre non signée, celui que l’on attendait et que le baron avait désigné sous le nom de Beaumagnan.

Bien qu’il fût le seul à n’avoir ni titre ni particule, on le reçut ainsi qu’un chef, avec un empressement qui convenait à son attitude de domination et à son regard autoritaire. La figure rasée, les joues creuses, de magnifiques yeux noirs tout animés de passion, quelque chose de sévère et même d’ascétique dans ses manières comme dans son habillement, il avait l’air d’un personnage d’église.

Il pria que l’on voulût bien se rasseoir, excusa celui de ses amis qu’il n’avait pu amener, le comte de Brie, et fit avancer son compagnon qu’il présenta :

— Le prince d’Arcole… Vous saviez, n’est-ce pas ? que le prince d’Arcole était des nôtres, mais le hasard avait voulu qu’il fût absent lors de nos réunions et que son action s’exerçât de loin, et de la façon la plus heureuse d’ailleurs. Aujourd’hui, son témoignage nous est nécessaire, puisque deux fois déjà, en 1870, le prince d’Arcole a rencontré la créature infernale qui nous menace.

Raoul faisant aussitôt le calcul, éprouva quelque déception : « la créature infernale » devait avoir dépassé la cinquantaine, puisque ses rencontres avec le prince d’Arcole avaient eu lieu vingt-quatre ans plus tôt.

Cependant le prince prenait place parmi les invités, tandis que Beaumagnan emmenait à part Godefroy d’Étigues. Le baron lui remit une enveloppe, contenant sans aucun doute la lettre compromettante. Puis ils eurent, à voix basse, un colloque assez vif, auquel Beaumagnan coupa court d’un geste de commandement énergique.

« Pas commode, le monsieur, se dit Raoul. Le verdict est formel. Morte la bête, mort le venin. La noyade aura lieu, car il semble bien que ce soit le dénouement imposé. »

Beaumagnan passa au dernier rang. Mais, avant de s’asseoir, il s’exprima ainsi :

— Mes amis, vous savez à quel point l’heure actuelle est grave pour nous. Tous bien unis et d’accord sur le but magnifique que nous voulons atteindre, nous avons entrepris une œuvre commune d’une importance considérable. Il nous semble, avec raison, que les intérêts du pays, ceux de notre parti, ceux de notre religion — et je ne sépare pas les uns des autres — sont liés à la réussite de nos projets. Or ces projets, depuis quelque temps, se heur-