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Elle se rassit, ôta son voile, et, de nouveau, s’accouda. Son rôle était terminé. Elle avait parlé sans emportement, mais avec une conviction profonde et une logique vraiment irréfutable, associant les charges relevées contre elle à cette légende d’inexplicable longévité qui dominait l’aventure.

« Tout se tient, disait-elle, et vous avez dû vous-même appuyer votre réquisitoire sur le récit de mes aventures passées. Vous avez dû commencer votre réquisitoire par le récit d’événements qui remontent à cent ans pour aboutir aux événements criminels d’aujourd’hui. Si je suis mêlée à ceux-ci, c’est que je fus l’héroïne de ceux-là. Si je suis la femme que vous avez vue, je suis aussi celle que vous montrent mes différents portraits. »

Que répondre ? Beaumagnan se tut. Le duel s’achevait par sa défaite et il n’essaya pas de la masquer. D’ailleurs, ses amis n’avaient plus cette face implacable et convulsée des gens qui se trouvent acculés à l’effroyable décision de mort. Le doute était en eux, Raoul d’Andrésy le sentit nettement, et il en eût conçu quelque espoir si le souvenir des préparatifs effectués par Godefroy d’Étigues et Bennetot n’eût atténué son contentement.

Beaumagnan et le baron d’Étigues s’entretinrent à voix basse, puis Beaumagnan reprit, comme un homme pour qui la discussion est close :

— Vous avez toutes les pièces du procès devant vous, mes amis. L’accusation et la défense ont dit leur dernier mot. Vous avez vu avec quelle certitude Godefroy d’Étigues et moi avons accusé cette femme, avec quelle subtilité elle s’est défendue, se retranchant derrière une ressemblance inadmissible, et donnant ainsi, en dernier ressort, un exemple frappant de son adresse et de sa ruse infernales. La situation est donc très simple : un adversaire de cette puissance et qui dispose de telles ressources ne nous laissera jamais de repos. Notre œuvre est compromise. Les uns après les autres, elle nous détruira. Son existence entraîne fatalement notre ruine et notre perte.

» Est-ce à dire pour cela qu’il n’est d’autre solution que la mort, et que le châtiment mérité soit le seul que nous devions envisager ? Non. Qu’elle disparaisse, qu’elle ne puisse rien tenter, nous n’avons pas le droit de demander davantage et, si notre conscience se révolte devant une solution aussi indulgente, nous devons nous y tenir parce que, somme toute, nous ne sommes pas là pour châtier, mais pour nous défendre.

» Voici donc les dispositions que nous avons prises, sous réserve de votre approbation. Cette nuit, un bateau anglais viendra croiser à quelque distance des côtes. Une barque s’en détachera, au devant de laquelle nous irons, et que nous rencontrerons à dix heures, au pied de l’aiguille de Belval. Cette femme sera livrée, emmenée à Londres, débarquée la nuit, et enfermée dans une maison de fous, jusqu’à ce que notre œuvre soit achevée. Je ne pense pas qu’aucun de vous s’oppose à notre façon d’agir, qui est humaine et généreuse, mais qui sauvegarde notre œuvre et nous met à l’abri des périls inévitables ? »

Raoul aperçut aussitôt le jeu de Beaumagnan, et il pensa :

— C’est la mort. Il n’y a pas de bateau anglais. Il y a deux barques, dont l’une, percée, sera conduite au large et coulera. La comtesse de Cagliostro disparaîtra sans que personne sache jamais ce qu’elle est devenue.

La duplicité de ce plan et la manière insidieuse dont il était exposé l’effrayaient. Comment les amis de Beaumagnan ne l’eussent-ils pas soutenu alors qu’on ne leur demandait point de réponse affirmative ? Leur silence suffisait. Qu’aucun d’eux ne protestât, et Beaumagnan était libre d’agir par l’intermédiaire de Godefroy d’Étigues.

Or, aucun d’eux ne protesta. À leur insu, ils avaient condamné à mort.

Ils se levèrent tous pour le départ, heureux évidemment d’en être quittes à si bon marché. Nulle observation ne fut faite. Ils avaient l’air de s’en aller d’une petite réunion d’intimes où l’on a discuté de choses insignifiantes. Quelques-uns d’entre eux devaient d’ailleurs prendre le train du soir à la station voisine. Au bout d’un instant, ils étaient tous sortis, à l’exception de Beaumagnan et des deux cousins.

Et ainsi, il arrivait ceci, qui déconcertait Raoul, c’est que cette séance dramatique, où la vie d’une femme avait été exposée d’une façon si arbitraire, et sa mort obtenue par un subterfuge si odieux, fi-