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et âme, comme on se dévouait jadis à Dieu en abandonnant son donjon pour partir en croisade.

Ces sortes de passions mystiques transforment ceux qu’elles brûlent en héros ou en bourreaux. Il y avait vraiment de l’inquisiteur en Beaumagnan. Au quinzième siècle, il eût persécuté et martyrisé pour arracher à l’impie la parole de foi.

Il avait l’instinct de la domination et l’attitude de l’homme pour qui l’obstacle n’existe pas. Entre le but et lui une femme se dressait ? Qu’elle meure ! S’il aimait cette femme, une confession publique l’absolvait. Et ceux qui l’entendaient subissaient d’autant plus l’ascendant de ce maître dur que sa dureté semblait s’exercer aussi bien contre lui-même.

Humilié par l’aveu de sa déchéance, il n’avait plus de colère, et c’est d’une voix sourde qu’il acheva :

— Pourquoi ai-je failli ? Je l’ignore. Un homme comme moi ne doit pas faillir. Je n’ai même pas l’excuse de dire qu’elle m’ait interrogé. Non. Elle faisait souvent allusion aux quatre énigmes signalées par Cagliostro, et c’est un jour, presque à mon insu, que j’ai prononcé les mots irréparables… lâchement… pour lui être agréable… pour prendre à ses yeux plus de valeur… pour que son sourire fût plus tendre. Je me disais en moi-même : « Elle sera notre alliée… elle nous aidera de ses conseils, de toute sa clairvoyance affinée par les pratiques de la divination… » J’étais fou. L’ivresse du péché faisait vaciller ma raison.

» Le réveil fut terrible. Un jour — il y a de cela trois semaines — je devais partir en mission pour l’Espagne. Je lui avais dit adieu, le matin. L’après-midi, vers trois heures, ayant rendez-vous dans le centre de Paris, je quittai le petit logement que j’occupe au Luxembourg. Or, il se trouva qu’ayant oublié de donner certaines instructions à mon domestique, je rentrai chez moi par la cour et par l’escalier de service. Mon domestique était sorti et avait laissé ouverte la porte de la cuisine. De loin, j’entendis du bruit. J’avançai lentement. Il y avait quelqu’un dans ma chambre, il y avait cette femme, dont la glace me renvoyait l’image.

» Que faisait-elle donc penchée sur ma valise ? J’observai.

» Elle ouvrit une petite boîte en carton qui contenait des cachets que je prends en voyage pour combattre mes insomnies. Elle enleva l’un de ces cachets et, à la place, elle en mit un autre, un autre qu’elle tira de son porte-monnaie.

» Mon émoi fut si grand que je ne songeai pas à me jeter sur elle. Quand j’arrivai dans ma chambre, elle était partie. Je ne pus la rattraper.

» Je courus chez un pharmacien et fis analyser les cachets. L’un d’eux contenait du poison, de quoi me foudroyer.

» Ainsi, j’avais la preuve irréfutable. Ayant eu l’imprudence de parler et de dire ce que je savais du secret, j’étais condamné. Autant, n’est-ce pas ? se débarrasser d’un témoin inutile et d’un concurrent qui pouvait, un jour ou l’autre, prendre sa part du butin, ou bien découvrir la vérité, attaquer l’ennemie, l’accuser et la vaincre. Donc, la mort. La mort comme pour Denis Saint-Hébert et Georges d’Isneauval. La mort stupide, sans cause suffisante.

» J’écrivis à l’un de mes correspondants d’Espagne. Quelques jours après, certains journaux annonçaient la mort à Madrid d’un nommé Beaumagnan.

» Dès lors, je vécus dans son ombre, et la suivis pas à pas. Elle se rendit à Rouen d’abord, puis au Havre, puis à Dieppe, c’est-à-dire aux lieux mêmes qui circonscrivent le terrain de nos recherches. D’après mes confidences, elle savait que nous sommes sur le point de bouleverser un ancien prieuré des environs de Dieppe. Elle y alla tout un jour, et, profitant de ce que le domaine est abandonné, chercha. Puis, je perdis ses traces. Je la retrouvai à Rouen. Vous savez le reste par notre ami d’Étigues, comment le piège fut préparé, et comment elle s’y jeta, attirée par l’appât de ce chandelier à sept branches que, soi-disant, un cultivateur aurait trouvé dans sa prairie.

» Telle est cette femme. Vous vous rendez compte des motifs qui nous empêchent de la livrer à la justice. Le scandale des débats rejaillirait sur nous, et, en jetant la pleine clarté sur nos entreprises, les rendrait impossibles. Notre devoir, si redoutable qu’il soit, est donc de la juger nous-mêmes, sans haine, mais avec toute la rigueur qu’elle mérite. »

Beaumagnan se tut. Il avait fini son réquisitoire avec une gravité plus dangereuse pour l’accusée que sa colère. Elle apparaissait réellement coupable, et presque monstrueuse dans cette série de meurtres inutiles. Raoul d’Andrésy, lui, ne savait plus que penser, et il exécrait cet homme qui avait aimé la jeune femme et qui venait de rappeler en frissonnant les joies de cet amour sacrilège…

La comtesse de Cagliostro s’était levée et regardait son adversaire bien en face, toujours un peu narquoise.

— Je ne m’étais pas trompée, dit-elle, c’est le bûcher ?…