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Toujours étendu dans son poste, Raoul d’Andrésy admirait la beauté charmante et voluptueuse de la jeune femme, et, en même temps, il éprouvait un malaise à voir tant de preuves s’amasser contre elle. L’acte d’accusation la serrait de plus en plus près. De toutes parts, les faits venaient à l’assaut, et Raoul ne doutait point qu’une attaque plus directe encore ne la menaçât.

— Dois-je vous parler du troisième crime ? demanda le baron.

Elle répliqua d’un ton de lassitude :

— Si cela vous plaît. Tout ce que vous me dites est inintelligible. Vous me parlez de personnes dont j’ignorais même le nom. Alors, n’est-ce pas, un crime de plus ou de moins…

— Vous ne connaissiez pas Saint-Hébert et d’Isneauval ?

Elle haussa les épaules sans répondre.

Godefroy d’Étigues se pencha, puis d’une voix plus basse :

— Et Beaumagnan ?

Elle leva sur le baron Godefroy des yeux ingénus :

— Beaumagnan ?

— Oui, le troisième de nos amis que vous avez tué ? Il n’y a pas bien longtemps, lui… quelques semaines… Il est mort empoisonné… Vous ne l’avez pas connu ?


III.

Un tribunal d’inquisition


Que signifiait cette accusation ? Raoul regarda Beaumagnan. Il s’était levé, sans redresser sa haute taille, et, de proche en proche, s’abritant derrière ses amis, il venait s’asseoir à côté même de Joséphine Balsamo. Celle-ci tournée vers le baron n’y fit pas attention.

Alors Raoul comprit pourquoi Beaumagnan s’était dissimulé et quel piège redoutable on tendait à la jeune femme. Si réellement elle avait voulu empoisonner Beaumagnan, si réellement elle le croyait mort, de quelle épouvante allait-elle tressaillir en face de Beaumagnan lui-même, vivant et prêt à l’accuser ! Si, au contraire, elle ne tremblait point et que cet homme lui parût aussi étranger que les autres, quelle preuve en sa faveur !

Raoul se sentit anxieux, et il désirait tellement qu’elle réussît à déjouer le complot qu’il cherchait les moyens de l’en avertir. Mais le baron d’Étigues ne lâchait pas sa proie, et déjà reprenait :

— Vous ne vous souvenez pas de ce crime-là, non plus, n’est-ce pas ?

Elle fronça les sourcils, marquant pour la seconde fois un peu d’impatience, et se tut.

— Peut-être même n’avez-vous pas connu Beaumagnan ? demanda le baron, incliné sur elle comme un juge d’instruction qui épie la phrase maladroite. Parlez donc ! Vous ne l’avez pas connu ?

Elle ne répondit pas. Précisément, à cause de cette insistance opiniâtre, elle devait se défier, car son sourire se mêlait d’une certaine inquiétude. Comme une bête traquée, elle flairait l’embûche et fouillait les ténèbres de son regard.

Elle observa Godefroy d’Étigues, puis se tourna du côté de la Vaupalière et de Bennetot, puis de l’autre côté, qui était celui où se tenait Beaumagnan…

Tout de suite, elle eut un geste éperdu, le haut-le-corps de quelqu’un qui aperçoit un fantôme, et ses yeux se fermèrent. Elle tendit les mains pour repousser la terrible vision qui la heurtait et on l’entendit balbutier :

— Beaumagnan… Beaumagnan…

Était-ce l’aveu ? Allait-elle défaillir et confesser ses crimes ? Beaumagnan attendait. De toutes ses forces pour ainsi dire visibles, de ses poings crispés, des veines gonflées de son front, de son âpre visage convulsé par un effort surhumain de volonté, il exigeait la crise de faiblesse où toute résistance se désagrège.

Un moment il crut réussir. La jeune femme fléchissait et s’abandonnait au dominateur. Une joie cruelle le transfigura. Vain espoir ! Échappant au vertige, elle se redressa. Chaque seconde écoulée lui rendit un peu de sérénité et délivra son sourire, et elle prononça, avec cette logique qui semble l’expression même d’une vérité que l’on ne peut contredire :

— Vous m’avez fait peur, Beaumagnan, car j’avais lu dans les journaux la nouvelle de votre mort. Mais pourquoi vos amis ont-ils voulu me tromper ?

Raoul se rendit compte aussitôt que tout ce qui s’était passé jusque-là n’avait point d’importance. Les deux vrais adversaires se trouvaient l’un en face de l’autre. Si bref qu’il dût être, étant donnés les armes de Beaumagnan et l’isolement de la jeune femme, le combat réel ne faisait que commencer.

Et ce ne fut plus l’attaque sournoise et contenue du baron Godefroy, mais l’agression désordonnée d’un ennemi qu’exaspéraient la colère et la haine.

— Mensonge ! mensonge ! s’écria-t-il, tout est mensonge en vous. Vous êtes l’hypocrisie, la bassesse, la trahison, le vice ! Tout ce qu’il y a d’ignoble et de répugnant dans le monde se cache derrière votre sourire. Ah ! ce sourire ! Quel masque abominable ! On voudrait vous l’arracher avec des tenailles rougies au feu.