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Dans le grand silence, Godefroy d’Étigues énonça l’acte d’accusation, ou plutôt les trois actes de la formidable accusation. Il le fit sèchement, comme il l’avait fait jusque-là, sans détails inutiles, sans éclats de voix, plutôt comme on lit un procès-verbal.

— Il y a dix-huit mois, Denis Saint-Hébert, le plus jeune d’entre nous, chassait sur ses terres aux environs du Havre. En fin d’après-midi, il quitta son fermier et son garde, jeta son fusil sur l’épaule et s’en alla, dit-il, voir du haut de la falaise le soleil se coucher dans la mer. Il ne reparut pas de la nuit. Le lendemain, on trouva son cadavre sur les rochers que la mer découvrait.

» Suicide ? Denis Saint-Hébert était riche, bien portant, d’humeur heureuse. Pourquoi se serait-il tué ? Crime ? On n’y songea même pas. Donc, accident.

» Au mois de juin qui suivit, autre deuil pour nous, dans des conditions analogues. Georges d’Isneauval qui chassait les mouettes de très grand matin, au pied des falaises de Dieppe, glissa sur les algues d’une façon si malencontreuse que sa tête frappa contre un rocher et qu’il tomba inanimé. Quelques heures plus tard, deux pêcheurs l’aperçurent. Il était mort. Il laissait une veuve et deux petites filles.

» Là encore accident, n’est-ce pas ? Oui, accident pour la veuve, pour les deux orphelines, pour la famille… Mais pour nous ? Était-il possible qu’une deuxième fois le hasard se fût attaqué au petit groupe que nous formions. Douze amis s’associent pour découvrir un grand secret et atteindre un but d’une portée considérable. Deux d’entre eux sont frappés. Ne doit-on pas supposer une machination criminelle qui, en s’attaquant à eux, s’attaque en même temps à leurs entreprises ?

» C’est le prince d’Arcole qui nous ouvrit les yeux et nous engagea dans la bonne voie. Le prince d’Arcole savait, lui, que nous n’étions pas seuls à connaître l’existence de ce grand secret. Il savait que, au cours d’une séance chez l’impératrice Eugénie, on avait évoqué une liste de quatre énigmes transmise par Cagliostro à ses descendants, et que l’une d’elles s’appelait précisément, comme celle qui nous intéresse, l’énigme du chandelier à sept branches. En conséquence, ne fallait-il pas chercher parmi ceux à qui la légende avait pu être transmise ?

» Grâce aux puissants moyens d’investigation dont nous disposons, en quinze jours, notre enquête aboutissait. Dans un hôtel particulier d’une rue solitaire de Paris, habitait une dame Pellegrini, qui vivait assez retirée, et disparaissait souvent des mois entiers. D’une grande beauté, mais fort discrète d’allures, et comme désireuse de passer inaperçue, elle fréquentait, sous le nom de comtesse de Cagliostro, certains milieux où l’on s’occupait de magie, d’occultisme et de messe noire.

» On put se procurer sa photographie, celle-ci, et l’envoyer au prince d’Arcole qui voyageait alors en Espagne ; il reconnut avec stupeur la femme même qu’il avait vue jadis.

» On s’enquit de ses déplacements. Le jour de la mort de Saint-Hébert, aux environs du Havre, elle était de passage au Havre. De passage à Dieppe, lorsque Georges d’Isneauval agonisait au pied des falaises de Dieppe !

» J’interrogeai les familles. La veuve de Georges d’Isneauval me confia que son mari, en ces derniers temps, avait eu une liaison avec une femme qui, suivant elle, l’avait fait infiniment souffrir. D’autre part, une confession manuscrite de Saint-Hébert, trouvée dans ses papiers, et gardée jusqu’ici par sa mère, nous révéla que notre ami, ayant eu l’imprudence de noter nos douze noms et quelques indications concernant le chandelier à sept branches, le carnet lui avait été dérobé par une femme.

» Dès lors, tout s’expliquait. Maîtresse d’une partie de nos secrets, et désireuse d’en connaître davantage, la même femme, qu’avait aimée Saint-Hébert, s’était fait aimer de Georges d’Isneauval. Puis, ayant reçu leurs confidences, et dans la crainte d’être dénoncée par eux à leurs amis, elle les avait tués. Cette femme est ici, devant nous. »

Godefroy d’Étigues fit une nouvelle pause. Le silence redevint accablant, si lourd que les juges semblaient immobilisés dans cette atmosphère pesante et chargée d’angoisse. Seule, la comtesse de Cagliostro gardait un air distrait, comme si aucune parole ne l’eût atteinte.