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ARSÈNE LUPIN CONTRE HERLOCK SHOLMÈS
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— Je pensais à Mme d’Imblevalle. Elle doit être si triste ! Sa vie est perdue.

— Mais non, mais non, dit-il vivement. Son erreur n’est pas de celles qu’on ne pardonne pas. M. d’Imblevalle oubliera cette défaillance. Déjà, quand nous sommes partis, il la regardait moins durement.

— Peut-être… mais l’oubli sera long… et elle souffre.

— Vous l’aimez beaucoup ?

— Beaucoup. C’est cela qui m’a donné tant de force pour sourire quand je tremblais de peur, pour vous regarder en face quand j’aurais voulu fuir vos yeux.

— Et vous êtes malheureuse de la quitter ?

— Très malheureuse. Je n’ai ni parents, ni amis… Je n’avais qu’elle.

— Vous aurez des amis, dit l’Anglais, que ce chagrin bouleversait, je vous en fais la promesse… j’ai des relations… beaucoup d’influence… je vous assure que vous ne regretterez pas votre situation.

— Peut-être, mais Mme d’Imblevalle ne sera plus là… »

Ils n’échangèrent pas d’autres paroles. Herlock Sholmès fit encore deux ou trois tours sur le pont, puis revint s’installer auprès de sa compagne de voyage.

Le rideau de brume se dissipait et les nuages semblaient se disjoindre au ciel. Des étoiles scintillèrent.

Sholmès tira sa pipe du fond de son macfarlane, la bourra et frotta successivement quatre allumettes sans réussir à les enflammer. Comme il n’en avait pas d’autres, il se leva et dit à un monsieur qui se trouvait assis à quelques pas : « Auriez-vous un peu de feu, s’il vous plaît ? »

Le monsieur ouvrit une boîte de tisons et frotta. Tout de suite, une flamme jaillit. À sa lueur, Sholmès aperçut Arsène Lupin.

S’il n’y avait pas eu chez l’Anglais un tout petit geste, un imperceptible geste de recul, Lupin aurait pu supposer que sa présence à bord était connue de Sholmès, tellement celui-ci resta maître de lui, et tellement fut naturelle l’aisance avec laquelle il tendit la main à son adversaire.

« Toujours en bonne santé, monsieur Lupin ?

— Bravo ! s’exclama Lupin, à qui un tel empire sur soi-même arracha un cri d’admiration.

— Bravo ?… Et pourquoi ?

— Comment, pourquoi ? Vous me voyez réapparaître devant vous, comme un fantôme, après avoir assisté à mon plongeon dans la Seine — et par orgueil, par un miracle d’orgueil que je qualifierai de tout britannique, vous n’avez pas un mouvement de stupeur, pas un mot de surprise ! Ma foi, je le répète, bravo, c’est admirable !

— Ce n’est pas admirable. À votre façon de tomber de la barque, j’ai fort bien vu que vous tombiez volontairement et que vous n’étiez pas atteint par la balle du brigadier.

— Et vous êtes parti sans savoir ce que je devenais ?

— Ce que vous deveniez ? Je le savais. Cinq cents personnes commandaient les deux rives sur un espace d’un kilomètre. Du moment que vous échappiez à la mort, votre capture était certaine.

— Pourtant, me voici.

— Monsieur Lupin, il y a deux hommes au monde de qui rien ne peut m’étonner : moi d’abord et vous ensuite.

La paix était conclue.

Si Sholmès n’avait point réussi dans ses entreprises contre Arsène Lupin, si Lupin demeurait l’ennemi exceptionnel qu’il fallait définitivement renoncer à saisir, si au cours des engagements il conservait toujours la supériorité, l’Anglais, n’en avait pas moins, par sa ténacité formidable, retrouvé la lampe juive comme il avait retrouvé le diamant bleu. Peut-être, cette fois, le résultat était moins brillant, surtout au point de vue du public, puisque Sholmès était obligé de taire les circonstances dans lesquelles la lampe juive avait été découverte, et de proclamer qu’il ignorait le nom du coupable. Mais d’homme à homme, de Lupin à Holmès, de policier à cambrioleur, il n’y avait en toute équité ni vainqueur ni vaincu. Chacun d’eux pouvait prétendre à d’égales victoires.

Ils causèrent donc, en adversaires courtois, qui ont déposé leurs armes et qui s’estiment à leur juste valeur.

Sur la demande de Sholmès, Lupin raconta son évasion.

« Si tant est, dit-il, que l’on puisse appeler cela une évasion. Ce fut si simple ! Mes amis veillaient, puisqu’on s’était donné rendez-vous pour repêcher la lampe juive. Aussi, après être resté une bonne demi-heure sous la coque renversée de la barque, j’ai profité d’un instant où Folenfant et ses hommes cherchaient mon cadavre le long des rives, et je suis remonté sur l’épave. Mes amis n’ont eu qu’à me cueillir au passage dans leur canot automobile, et à filer sous l’œil ahuri des cinq cents curieux, de Ganimard et de Folenfant.

— Très joli ! s’écria Sholmès… tout à fait réussi !… Et maintenant, vous avez affaire en Angleterre ?

— Oui, quelques règlements de comptes… Mais j’oubliais… M. d’Imblevalle ?

— Il sait tout.