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LA SECONDE ARRESTATION D’ARSÈNE LUPIN


Dès huit heures, douze voitures de déménagement encombrèrent la rue Crevaux, entre l’avenue du Bois-de-Boulogne et l’avenue Bugeaud. M. Félix Davey quittait l’appartement qu’il occupait au quatrième étage du no 8. Et M. Dubreuil, expert, qui avait réuni en un seul appartement le cinquième étage de la même maison et le cinquième étage des deux maisons contiguës, expédiait le même jour — pure coïncidence, puisque ces messieurs ne se connaissaient pas, — les collections de meubles pour lesquelles tant de correspondants étrangers lui rendaient quotidiennement visite.

Détail qui fut remarqué dans le quartier, mais dont on ne parla que plus tard : aucune des douze voitures ne portait le nom et l’adresse du déménageur, et aucun des hommes qui les accompagnaient ne s’attarda dans les débits avoisinants. Ils travaillèrent si bien qu’à onze heures, tout était fini. Il ne restait plus rien que des monceaux de papiers et de chiffons qu’on laisse derrière soi, aux coins des chambres vides.

M. Félix Davey, jeune homme élégant, vêtu selon la mode la plus raffinée, mais qui portait à la main une canne d’entraînement dont le poids indiquait chez son possesseur un biceps peu ordinaire, Félix Davey s’en alla tranquillement et s’assit sur le banc de l’allée transversale qui coupe l’avenue du Bois, en face de la rue Pergolèse. Près de lui, une femme, en tenue de petite bourgeoise, lisait son journal, tandis qu’un enfant jouait à creuser avec sa pelle un tas de sable. Au bout d’un instant, Félix Davey dit à la femme sans tourner la tête :

« Ganimard ?

— Parti depuis ce matin, neuf heures.

— Où ?

— À la Préfecture de Police.

— Seul ?

— Seul.

— Pas de dépêche, cette nuit ?

— Aucune.

— On a toujours confiance en vous, dans la maison ?

— Toujours ! Je rends de petits services à Mme Ganimard, et elle me raconte tout ce que fait son mari… Nous avons passé la matinée ensemble.

— C’est bien ! Jusqu’à nouvel ordre, continuez à venir ici, chaque jour, à onze heures. »

Il se leva et se rendit, près de la porte Dauphine, au Pavillon chinois, où il prit un repas frugal ; deux œufs, des légumes et des fruits. Puis il retourna rue Crevaux et dit à la concierge :

« Je jette un coup d’œil là-haut, et je vous rends les clefs. »

Il termina son inspection par la pièce lui servant de cabinet de travail. Là, il saisit l’extrémité d’un tuyau de gaz, dont le coude était articulé, et qui pendait le long de la cheminée, enleva le bouchon de cuivre qui le fermait, adapta un petit appareil en forme de cornet, et souffla.

Un léger coup de sifflet lui répondit. Portant le tuyau à sa bouche, il murmura :

« Personne, Dubreuil ?

— Personne.

— Je puis monter ?

— Oui. »

Il remit le tuyau à sa place, tout en se disant :

« Jusqu’où va le progrès ? Notre siècle fourmille de petites inventions qui rendent vraiment la vie charmante et pittoresque. Et si amusante !… surtout quand on sait jouer à la vie comme moi ! »

Il fit pivoter une des moulures de marbre de la cheminée. La plaque de marbre elle-même bougea, et la glace qui la surmontait glissa sur d’invisibles rainures, démasquant une ouverture béante, où reposaient les premières marches d’un escalier construit dans le corps même de la cheminée ; tout cela bien propre, en fonte soigneusement astiquée et en carreaux de porcelaine blanche.

Il monta. Au cinquième étage, même orifice au-dessus de la cheminée. M. Dubreuil attendait.

« C’est fini, chez vous ?

— C’est fini.

— Tout est débarrassé ?

— Entièrement.

— Le personnel ?

— Il n’y a plus que les trois hommes de garde.