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ARSÈNE LUPIN CONTRE HERLOCK SHOLMÈS
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stitué au chauffeur. Que le brave garçon qu’il avait choisi, le matin, sur le boulevard, pût être un complice placé là d’avance, il ne l’admettait pas. Pourtant, il fallait bien qu’Arsène Lupin eût été prévenu, et il ne pouvait l’avoir été qu’après le moment où, lui, Sholmès, avait menacé Clotilde, puisque personne, auparavant, ne soupçonnait son projet. Or, depuis ce moment, Clotilde et lui ne s’étaient point quittés.

Un souvenir le frappa : la communication téléphonique demandée par la jeune fille, sa conversation avec la couturière. Et, tout de suite, il comprit. Avant même qu’il n’eût parlé, à la seule annonce de l’entretien qu’il sollicitait comme nouveau secrétaire de M. Destange, elle avait flairé le péril, deviné le nom et le but du visiteur, et, froidement, naturellement, comme si elle accomplissait bien, en réalité, l’acte qu’elle semblait accomplir, elle avait appelé Lupin à son secours, sous le couvert d’un fournisseur, et en se servant de formules convenues entre eux.

Comment Arsène Lupin était venu, comment cette automobile en station, dont le moteur trépidait, lui avait paru suspecte ; comment il avait soudoyé le mécanicien, tout cela importait peu. Ce qui passionnait Sholmès au point d’apaiser sa fureur, c’était l’évocation de cet instant où une simple femme, une amoureuse, il est vrai, domptant ses nerfs, écrasant son instinct, immobilisant les traits de son visage, soumettant l’expression de ses yeux, avait donné le change au vieux Herlock Sholmès.

Que faire contre un homme servi par de tels auxiliaires, et qui, par le seul ascendant de son autorité, insufflait à une femme de telles provisions d’audace et d’énergie ?

On franchit la Seine, et l’on escalada la côte de Saint-Germain ; mais à cinq cents mètres au delà de cette ville, le fiacre ralentit. L’autre voiture vint à sa hauteur, et toutes deux s’arrêtèrent. Il n’y avait personne aux alentours.

« Monsieur Sholmès, dit Lupin, ayez l’obligeance de changer de véhicule. Le nôtre est vraiment d’une lenteur !…

— Comment donc ! s’écria Sholmès, d’autant plus empressé qu’il n’avait pas le choix.

— Vous me permettrez aussi de vous prêter cette fourrure, car nous irons assez vite, et de vous offrir ces deux sandwichs… Si, si, acceptez, qui sait quand vous dînerez ! »

Les quatre hommes étaient descendus. L’un d’eux s’approcha, et, comme il avait retiré les lunettes qui le masquaient, Sholmès reconnut le monsieur en redingote du restaurant Hongrois. Lupin lui dit :

« Vous reconduirez ce fiacre au chauffeur à qui je l’ai loué. Il attend dans le premier débit de vins, à droite de la rue Legendre. Vous lui ferez le second versement de mille francs promis. Ah ! j’oubliais ! Veuillez donner vos lunettes à M. Sholmès. »

Il s’entretint avec Mlle Destange, puis s’installa au volant et partit, Sholmès à ses côtés, et, derrière lui, un de ses hommes.

Lupin n’avait pas exagéré en disant qu’on irait « assez vite ». Dès le début, ce fut une allure vertigineuse. L’horizon venait à leur rencontre, comme attiré par une force mystérieuse, et il disparaissait à l’instant, comme absorbé par un abîme vers lequel d’autres choses, aussitôt, arbres, maisons, plaines et forêts, se précipitaient avec la hâte tumultueuse d’un torrent qui sent l’approche du gouffre.

Sholmès et Lupin n’échangeaient pas une parole. Au-dessus de leurs têtes, les feuilles des peupliers faisaient un grand bruit de vagues, bien rythmé par l’espacement régulier des arbres. Et les villes s’évanouirent : Mantes, Vernon, Gaillon. D’une colline à l’autre, de Bon-Secours à Canteleu, Rouen, sa banlieue, son port, ses kilomètres de quais, Rouen ne sembla que la rue d’une bourgade. Et ce fut Duclair, Caudebec, le pays de Caux, dont ils effleurèrent les ondulations de leur vol puissant, et Lillebonne, et Quillebœuf. Et voilà qu’ils se trouvèrent soudain au bord de la Seine, à l’extrémité d’un petit quai, au bord duquel s’allongeait un yacht sobre et robuste de lignes, et dont la cheminée lançait des volutes de fumée noire.

La voiture stoppa. En deux heures, ils avaient parcouru plus de quarante lieues.

Un homme s’avança en vareuse bleue, la casquette galonnée d’or, et salua.

— Parfait, capitaine ! s’écria Lupin. Vous avez reçu la dépêche ?

— Je l’ai reçue.

— L’Hirondelle est prête ?

— L’Hirondelle est prête.

— En ce cas, monsieur Sholmès ? »

L’Anglais regarda autour de lui, vit un groupe de personnes à la terrasse d’un café, un autre plus près, hésita un instant, puis, comprenant qu’avant toute intervention, il serait happé, embarqué, expédié à fond de cale, il traversa la passerelle et suivit Lupin dans la cabine du capitaine.

Elle était vaste, d’une propreté méticuleuse, et toute claire du vernis de ses lambris et de l’étincellement de ses cuivres. Lupin referma la porte, et, sans préambule, presque brutalement, il dit à Sholmès :