Page:Leblanc - Arsène Lupin contre Herlock Sholmes, 1914.djvu/15

Cette page a été validée par deux contributeurs.
ARSÈNE LUPIN CONTRE HERLOCK SHOLMÈS
9

de ses lamentations ! Il confiait son infortune avec une ingénuité touchante.

« Comprenez-le, Messieurs, c’est la dot de Suzanne que ce gredin me dérobe ! Pour moi, personnellement, je m’en moque, mais pour Suzanne ! Pensez donc, un million ! dix fois cent mille francs ! Ah ! je savais bien que le secrétaire contenait un trésor ! »

On avait beau lui objecter que son adversaire, en emportant le meuble, ignorait la présence d’un billet de loterie, et que nul en tous cas ne pouvait prévoir que ce billet gagnerait le gros lot, il gémissait :

« Allons donc, il le savait !… sinon pourquoi se serait-il donné la peine de prendre ce misérable meuble ?

— Pour des raisons inconnues, mais certes point pour s’emparer d’un chiffon de papier qui valait alors la modeste somme de vingt francs.

— La somme d’un million ! Il le savait… Il sait tout !… Ah ! vous ne le connaissez pas le bandit !… Il ne vous a pas frustré d’un million, vous ! »

Le dialogue aurait pu durer longtemps. Mais le douzième jour, M. Gerbois reçut d’Arsène Lupin une missive qui portait la mention « confidentielle ». Il lut, avec une inquiétude croissante :

« Monsieur, la galerie s’amuse à nos dépens. N’estimez-vous pas le moment venu d’être sérieux ? J’y suis, pour ma part, fermement résolu.

« La situation est nette : je possède un billet que je n’ai pas, moi, le droit de toucher, et vous avez, vous, le droit de toucher un billet que vous ne possédez pas. Donc, nous ne pouvons rien l’un sans l’autre.

« Or, ni vous ne consentiriez à me céder votre droit, ni moi à vous céder mon billet.

« Que faire ?

« Je me vois qu’un moyen, séparons.

« Un demi-million pour vous, un demi-million pour moi. N’est-ce pas équitable ? Et ce jugement de Salomon ne satisfait-il pas à ce besoin de justice qui est en chacun de nous ?

« Solution juste, mais solution immédiate. Ce n’est pas une offre que vous avez le loisir de discuter, mais une nécessité à laquelle les circonstances vous contraignent à vous plier. Je vous donne trois jours pour réfléchir. Vendredi matin, j’aime à croire que je lirai, dans les petites annonces de l’Écho de France, une note discrète adressée à M. Ars. Lup. et contenant, en termes voilés, votre adhésion pure et simple au pacte que je vous propose. Moyennant quoi, vous rentrez en possession immédiate du billet et touchez le million — quitte à me remettre cinq cent mille francs par la voie que je vous indiquerai ultérieurement.

« En cas de refus, j’ai pris mes dispositions pour que le résultat soit identique. Mais, outre les ennuis très graves que vous causerait une telle obstination, vous auriez à subir une retenue de vingt-cinq mille francs pour frais supplémentaires.

« Veuillez agréer, monsieur, l’expression de mes sentiments les plus respectueux.

« Arsène Lupin. »

Exaspéré, M. Gerbois commit la faute énorme de montrer cette lettre et d’en laisser prendre copie. Son indignation le poussait à toutes les sottises.

« Rien ! Il n’aura rien ! s’écria-t-il devant l’assemblée des reporters. Partager ce qui m’appartient ? Jamais. Qu’il déchire son billet, s’il le veut !

— Cependant cinq cent mille francs valent mieux que rien.

— Il ne s’agit pas de cela, mais de mon droit, et ce droit, je l’établirai devant les tribunaux.

— Attaquer Arsène Lupin ? ce serait drôle.

— Non, mais le Crédit Foncier. Il doit me délivrer le million.

— Contre le dépôt du billet, ou du moins contre la preuve que vous l’avez acheté.

— La preuve existe, puisque Arsène Lupin avoue qu’il a volé le secrétaire.

— La parole d’Arsène Lupin suffira-t-elle aux tribunaux ?

— N’importe, je poursuis. »

La galerie trépignait. Des paris furent engagés, les uns tenant que Lupin réduirait M. Gerbois, les autres qu’il en serait pour ses menaces. Et l’on éprouvait une sorte d’appréhension, tellement les forces étaient inégales entre les deux adversaires, l’un si rude dans son assaut, l’autre effaré comme une bête qu’on traque.

Le vendredi, on s’arracha l’Écho de France, et on scruta fiévreusement la cinquième page à l’endroit des petites annonces. Pas une ligne n’était adressée à M. Ars. Lup. Aux injonctions d’Arsène Lupin, M. Gerbois répondait par le silence. C’était la déclaration de guerre.

Le soir, on apprenait par les journaux l’enlèvement de Mlle Gerbois.

Ce qui nous réjouit dans ce qu’on pourrait appeler les spectacles d’Arsène Lupin, c’est le rôle éminemment comique de la police. Tout se passe en dehors d’elle. Il parle, lui, il écrit, prévient, commande, menace, exécute, comme s’il n’existait ni chef de la Sûreté, ni agents, ni commissaires, personne enfin qui pût l’entraver dans ses desseins. Tout cela est considéré