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BŒUFS ROUX

çon que je veux établir que je suis venu vous voir.

— Ah ! ah ! vous avez décidé d’établir Zéphirin ?

Et Phydime fut bien près de penser que le père Francœur venait pour lui emprunter de l’argent dans le dessein d’acheter une terre pour le dernier de ses enfants.

Mais il fut trompé.

— Oui, Phydime, je veux établir Zéphirin, c’est-à-dire le marier.

— Ah ! ah ! c’est juste, il est en âge.

— Oui, c’est le temps d’y penser. D’ailleurs, c’est lui qui veut se marier. Hier, il m’a parlé de ça, et il m’a demandé de venir vous voir et de vous parler de la chose à vous et à Dame Ouellet. Et puis, vaut autant vous le dire de suite, Zéphirin aime Dosithée.

— Ah ! ah ! fit encore Phydime qui paraissait songeur.

Dame Ouellet toussa fortement et se leva pour aller à sa soupe sur le poêle.

— Moi, j’vas dire comme c’t’homme, reprit le père Francœur avec un peu plus de hardiesse, c’est pas de mes affaires. Seulement, je vois ça de même : si Zéphirin aime Dosithée, et si Dosithée aime Zéphirin, il me semble qu’on pourrait les marier et que ça nous ferait pas de mal à nous autres. Est-ce pas, Phydime ?

— Hum ! Hum !… fit seulement Phydime qui se mit à fumer à bouffées énormes tout en continuant à réfléchir.

— Ensuite, j’avais pensé, Phydime, qu’il va vous falloir un gendre avant longtemps. Vous pourrez pas toujours faire tout votre ouvrage tout seul, et je suis pas mal certain que Zéphirin fera votre affaire. C’est pas pour le vanter, mais il a de l’œil et du pied. Ça travaille tout le temps, et ça dit jamais rien. Il se fâche pas, il sacre pas, il est toujours content, que ça aille bien ou que ça aille mal ; et, ma foi, pour lui ç’a toujours l’air d’aller bien. Vous pourrez donc lui demander tout ce que vous voudrez, et je vous assure que vous serez servi à souhait. Il est toujours paré pour la besogne, et jamais il regimbe ou rechigne.

— Pour ça, dit Phydime, je crois ben qu’il a pas son pareil dans toute la paroisse.

— Et puis, j’vas vous le dire de suite, Phydime, et à vous aussi, Dame Ouellet, il partira pas à pied de chez nous. Je lui donne deux chevaux… (Ici le père Francœur scruta attentivement la figure de son voisin comme pour saisir l’effet que ses paroles pouvaient produire. Mais la figure osseuse et fermée de Phydime demeura impassible.) Et je lui donne, poursuivit le père Francœur, une vache et un génisson, un poulain d’un an et demi, un quatre-roues tout neuf que je lui ai acheté la semaine passée, puis une charrette, une charrue à rouelles, trois cochons et dix moutons. À part de ça, je lui donne cent piastres en argent pour se marier, et puis les cinq arpents de terre basse que j’ai au bout de ma terre et qui sont voisins de votre pacage. Comme vous le savez, ces cinq arpents qui valent pas mal d’argent, attendu que c’est là que pousse mon meilleur foin. Mais comme j’en ai vingt arpents, je lui en donne cinq, et il m’en restera ben assez encore.

— Oui, dit Phydime, je crois ben qu’il partira pas à pied, comme vous dites.

— Je m’étais toujours promis, Phydime, que je ferais des sacrifices pour lui. Mais ça nous empêchera pas de vivre, mon autre garçon, moi et ma femme. Quand bien même qu’on deviendrait pas riches riches, c’est toujours pas la richesse qui nous ouvre le Paradis. J’ai pas d’argent de prêté, mais je dois rien à personne, tout ce que j’ai est à moi, et tous mes enfants sont établis et en lieu de vivre. Il reste plus que Zéphyrin, et je le dis, c’est bien lui qui nous a le plus aidé, à part, bien entendu, de Thomas, mon aîné, à qui le bien va revenir quand on sera morts ma femme et moi.

— Non, non, Zéphirin n’aura pas à se plaindre ! prononça distraitement Phydime.

— J’ai voulu l’avantager comme il faut, quand il m’a déclaré qu’il voulait marier votre Dosithée, parce que je sais ben que vous la laisserez pas elle non plus les mains vides. Eh ben ! qu’est-ce que vous pensez de tout ça Phydime ?

— Hum ! Hum !… j’sais pas. Vous comprenez, père Francœur, c’est pas ben ben de mes affaires à moi non plus. Il faudra que j’en parle à Dosithée, je veux pas la marier de force, et elle mariera qui elle voudra, pas vrai ? Je voudrais pas qu’elle soit malheureuse pour ben de quoi, car, je vais vous le dire à vous, père Francœur, c’est Dosithée que j’ai le mieux aimée de tous mes enfants. Elle m’a jamais contrarié, elle a toujours été de mon avis, et je sais qu’elle m’aime assez pour rester toujours avec