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le tour du monde

et seul Je phare de Carthage veille et plane longtemps sur l’immensité.

Maintenant le Tirso gagne doucement la haute mer.

Lassé par une journée de courses à travers Tunis, je me repose, à demi couché, sur le pont, et je me laisse aller, un peu inerte, au roulis du navire. Mes impressions sommeillent, les vivants souvenirs des régions parcourues deviennent bientôt incertains, mes pensées flottantes se voilent comme des songes. Le rivage africain, Tripoli du désert, les vertes oasis, Kairouan ville sainte, Tunis toute blanche, n’apparaissent en visions confuses. Dans une pâleur d’aube, dans des scintillements lointains d’une douceur infinie, se meuvent des formes tremblantes et fugitives, juxtapositions diaphanes de minarets à peine entrevus, de forêts de palmiers qui se balancent et s’estompent, de déserts vaporeux où s’enfoncent de vagues chameliers, ébauches aériennes qui s’effacent jusqu’à s’évanouir pour reparaître plus pâles encore et presque éteintes.

Puis, toujours en une sorte de rêve, j’entrevois la Sicile où je serai demain, terre fascinatrice et féconde que, dès l’antiquité, tous les peuples convoitèrent.

Ses premiers habitants sont les dieux. D’après les traditions poétiques et au dire de Thucydide, les Cyclopes et les Lestrigons peuplent aux temps nébuleux de l’histoire l’antique Trinacria. Les Sicanes qui l’ont envahie quittent bientôt, épouvantés, la région orientale de l’île, où Le sol s’est mis à osciller et à frémir en mugissant tandis qu’une haute montagne vomit des torrents de feu. Les Sicules surviennent, ils fondent Syracuse au glorieux destin, Catane détruite sept fois par le volcan qui la menace toujours et renaissant sept fois de ses cendres, et enfin Lentini ceinturée de marécages. Des colonies de Troyens et de Phocéens fondent Ségeste et s’établissent au mont Éryx.

Dans la pénombre de l’histoire lointaine, des peuples primitifs s’agitent dans cette île étrange dont la richesse et la beauté les attirent toujours. Les Phéniciens, grands navigateurs, arrivent avec leurs négoces et leurs dieux. Les Grecs, s’appropriant — tout porte à Le croire — des mythes éclos en Orient en des temps fabuleux et transmis à la Sicile, la peuplent des attachantes chimères de la mythologie, ils la décorent de monuments superbes qu’on, voit encore profilant dans l’azur leurs vieux pilastres que le soleil dore. Carthage pleure des flottes anéanties sur ses rivages. Les Arabes, guerriers et contemplatifs, y vivent leur rêve en des mosquées idéales, en des palais merveilleux, et. depuis ces siècles lointains, dans ces palais aujourd’hui abandonnés, les vasques égouttent leur cristal d’un chant monotone, régulier et lent, comme si elles comptaient les heures sans fin de l’éternité. Les Normands chrétiens, Franças mêlés de Scandinaves, chassent les Sarrasins, et leurs rois magnifiques dotent la Sicile d’un art architectural admirable qui résume toute son histoire. Les empereurs de la maison de Hohenstaufen leur succèdent et règnent avec éclat pendant plus d’un demi-siècle.

Les Angevins expient [à leur tyrannie et leurs forfaits dans un drame terrible, unique dans les annales du passé ; les Aragonais, les Espagnols superbes et glorieux, mélangés d’Arabes, font revivre sur cette terre leur noble pays, mais ils l’endorment pendant plus de deux cents ans, et la Sicile ne participe pas à l’épanouissement de la Renaissance.

Enfin, en un jour récent, quelques braves conduits par Garibaldi ont arraché la Sicile aux Napolitains pour la donner à l’Italie, Victor-Emmanuel la prend et les Piémontais arrivent,

Depuis. elle se meurt, à ce que l’on croit. Elle se réveille au contraire, je pense…

Le jour se lève après une nuit venteuse durant laquelle les cordages du Tirso n’ont cessé de gémir ; jour froid et triste. Le ciel est très pâle, et la mer, du bleu profond particulier aux matinées mauvaises de la Méditerranée, court à travers l’’embrun en vagues rapides que le vent déchire et emporte en fumées.

On jette l’ancre. Pantelleria se dresse devant nous noire et rayée de rouge. C’est bien [à une île volcanique avec le vieux cratère, la montagna grande, coiffé de nuées, La côte est hérissée de récifs, éclaboussée d’écume, retentissante du fracas des flots.

J’avais aperçu déjà Pantelleria, mais de loin, un soir que je passais au large, à l’heure où le soleil se couchait, Les derniers rayons illuminaient les crêtes, quelques vitres de la ville flamboyaient à travers une vapeur légère.qui estompait l’espace, et les pentes semblaient couvertes de forêts.

A cette heure, rapproché du rivage, transi sous le ciel froid, le prisme chatoyant de cette soirée a disparu. Une ville pauvre que domine une sombre forteresse, antique résidence des despotes siciliens, s’accroche le long du rivage, sur un sol rugueux. Quelques cultures verdoyantes par places et quelques maisons blanches égayent seulement la monotonie des monts de Pantelleria.

Tandis que je considère Le rivage, la cité perdue dans les récifs, les sommets dont Le soleil levant montre toute l’aridité, un Sicilien venant de l’ile, et dont le canot a difficilement accosté Le bord, s’est accoudé auprès de moi. Nous causons. Pantelleria est habitée par des cultivateurs, on y fait un certain trafic de raisins secs et de vins, vins de feu, me dit-il fièrement. Des vols de cailles innombrables y passent en cette saison ; c’est l’occasion de belles parties de chasse pour de nombreux amateurs du continent. Là des forçats subissent leur peine, ils sont inoffensifs du reste et respectueux des habitants, car ils savent bien qu’ils seraient exterminés jusqu’au dernier à la moindre agression.

« Auprès de cette montagne que vous voyez là-bas, continue-t-1il, celle dont Le soleil colore à peine le sommet, un lac appelé le bagno emplit un ancien cratère. Personne ne connaît la profondeur de l’abime. L’eau savonneuse est chargée de soude, les femmes du pays l’utilisent pour les besoins domestiques. Pantelleria est