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d’un rare caractère, représentant la Trinité. Sur une sorte de promontoire s’élève une vieille tour, reste d’un château dont l’origine ainsi que celle du village est très controversée. On a trouvé aux alentours des buttes artificielles formées d’amas de pierres votives se rattachant au culte de Mithra, le plus grand des dieux de la Perse, qui n’était autre que le soleil, et qu’on identifiait au Bélénus des Gaulois, à l’Apollon des Grecs et des Romains. On croit aussi avoir retrouvé l’emplacement d’un camp romain. Du haut de ce plateau de l’Heute, la vue s’étend immense et splendide sur toute la plaine de la Saône et sur les contreforts du Jura.

Laissant Château-Chalon sur la gauche, on s’enfonce de plus en plus dans la montagne en suivant la Seille. Les vignes, les prés, les vergers, tout cela défile devant nous encore vert et frais, comme si la sécheresse prolongée du printemps et de l’été n’avait aucun effet sur ce beau pays aux mille ruisseaux et aux noires forêts de sapins que Gustave Doré aimait tant à dessiner. Les noyers, répandus à profusion, ombragent un peu la route poudreuse qui contourne en jolis lacets les ondulations de la montagne. Les collines s’élèvent peu à peu, et se couronnent de hauts rochers. Brusquement, après un dernier détour, apparaît devant nous un grandiose défilé au fond duquel un village, tout petit, à côté de ces masses rocheuses, semble perdu. C’est Baume-les-Messieurs, dont les toits sont dorés par le soleil couchant, et qui, à travers l’air calme et pur, nous envoie les sons doux et graves de l’angélus du soir.

Baume-les-Messieurs, petit village à 10 kilomètres au nord-est de Lons-le-Saunier, est situé sur les bords de la Seille, affluent du Doubs. La commune ne compte guère plus de 600 habitants, aux mœurs paisibles, et dont les vignes semblent être la principale occupation.

L’origine de Baume-les-Messieurs est très incertaine. Des ornements trouvés, il y a quelques années, tendent à prouver que le village remonte très probablement à la période la plus antique de notre histoire, à l’époque de l’invasion gallique. Sur la rive gauche du Dard se trouve un endroit qui porte le nom de « Couvent ». La tradition veut qu’il y’ait eu là, effectivement, un couvent de druides. Ce couvent aurait été écrasé par un éboulement colossal de la falaise qui forme la muraille sud-est du promontoire de Sermu, dressé au-dessus de Baume comme un rempart inattaquable. Le sommet était occupé jadis par un camp romain, le plus vaste du Jura, destiné à protéger la route de Lyon au Rhin. C’est sur l’emplacement de ce camp que fut construit plus tard le château-fort destiné à protéger l’abbaye de Baume.

C’est au confluent de la Seille et du Dard, rivière qui sort de la grotte de Baume, que se trouvent les vestiges de l’ancienne abbaye, dite de Baume, remontant au vie siècle. Au ixe siècle elle devint le berceau de l’ordre de Gluny. On ne retrouve aujourd’hui que de rares parties de cette vieille construction, entre autres l’église abbatiale, qui date des xiie et xve siècles. Elle est dédiée à saint Pierre, et contient les tombeaux de Renaud de Bourgogne, comte de Montbéliard (xive siècle), celui de Jean de Watteville et plusieurs autres.

La cour du cloître, au milieu de laquelle jaillit une fontaine, est entourée des habitations des chanoines et d’un beau portique à vingt arcades ogivales[1].

Les fauconniers des ducs de Bourgogne avaient des tendues à Baume-les-Messieurs pour les faucons. Les paysans descendaient attachés à des cordes le long des falaises pour aller chercher les nids dans les rochers.

On m’a raconté l’anecdote suivante sur un de ces fauconniers. Il avait un fils qu’il voulait fiancer à une jeune fille du pays, dont la vertu n’était pas à l’abri de tout reproche, mais qui avait la forte somme. Le gars, préférant l’amour et la vertu au sac de la belle, se refusait obstinément à écouter son père. Un jour que père et fils chassaient ensemble, et que celui-ci se balançait au bout d’une corde parmi les rochers, le père lui cria soudain, du haut de la falaise, d’avoir à consentir, sur-le-champ, au mariage en question s’il ne voulait pas aller visiter à l’improviste le fond de la vallée. Le pauvre garçon, suspendu au-dessus de ce vide immense, promit tout ce que le père voulut, et le mariage eut lieu. Mais la jeune mariée, loin d’essayer de racheter ses fautes par une conduite modèle, ne fit que les renouveler. Le fils, qui, depuis l’histoire de la corde, nourrissait une haine profonde contre son père, résolut de se venger de l’un et de l’autre à bref délai. Un après-midi qu’ils se promenaient tous trois sur la montagne, au bord des falaises, le jeune fauconnier s’approcha soudain de son père, et le précipita brusquement, du haut du rocher, dans la vallée, puis, se retournant aussitôt vers sa femme affolée, il l’entoura de ses bras et voulut la lancer aussi dans le vide : mais, celle-ci l’entraînant avec elle, ils roulèrent tous les deux au fond de l’abîme, rebondirent par deux fois sur le rocher, et vinrent s’écraser aux pieds d’un gentilhomme qui chassait par là et qui n’était autre que le séducteur de la jeune mariée.

Il y a quelques années, deux suicides eurent lieu de la même façon du haut de la falaise de Granges-sur-Baume.

Placée au fond de la vallée, entre deux grands promontoires à pic, hauts de plus de 500 mètres, les Échelles de Sermu (510 m.) et la falaise de Granges-sur-Baume (505 m.)[2], la commune de Baume-les-Messieurs offre à la vue du touriste un site d’une pittoresque beauté. Dans le lointain on aperçoit le fond de l’hémicycle de rochers d’où jaillissent en tous temps les sources du Dard. À l’opposé, au delà des falaises, la vallée : s’élargit et laisse voir les verdoyants coteaux

  1. Il y a dans l’église de Baume de bien belles œuvres, trop nombreuses pour que nous puissions les décrire ici. M. l’abbé Brune, curé de Baume, a fait au dernier Congrès des Sociétés savantes une très belle et très intéressante communication sur ces œuvres : Monographie des œuvres d’art de l’église de Baume.
  2. Il existe dans la falaise de Granges-sur-Baume une caverne ayant son entrée sur la vallée de la Seille et qui s’étend jusque sous l’église. Elle a une centaine de mètres de long, et a servi de refuge aux habitants pendant les guerres.