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suit comme toujours le fleuve, des chevaux, des bœufs, des cochons en liberté. À la fenêtre d’une maison très propre, nous voyons une femme en train de pétrir la pâte au moyen d’un bâton. Nous rencontrons des passagers qui retournent à bord avec des pains, du lait, du tabac. Au milieu de la rue, des gens sont rassemblés, des Chinois et des Russes, dont la mine n’est pas faite pour inspirer confiance. Entre eux, à terre, est un billet d’un rouble, couvert d’une pierre, à côté cinquante kopeks en argent. Ils lancent d’un seul coup un certain nombre d’osselets, et selon que les osselets tombent perpendiculairement ou parallèlement au rouble on a perdu ou gagné. Ce jeu se nomme barki. Les joueurs ont l’air très animés, et il me semble que pour un rien ils se jetteraient les uns sur les autres.

À 100 verstes de Reinova il y a des placers assez riches : tous ces gens, Russes et Chinois, travaillent aux mines. Derrière les vitres nous voyons des fleurs, surtout des pétunias, dont les vives couleurs font ressortir encore l’encadrement blanc qui orne presque invariablement les fenêtres en Sibérie.

FERME CHINOISE SUR L’AMOUR[1] (PAGE 258).

Cependant notre capitaine paraît inquiet. Il trouve que l’eau baisse dans l’Amour, et craint bien de ne pouvoir remonter jusqu’à Stretinsk. S’il en est ainsi, il nous transbordera à Pakrovska sur un bateau plus petit, et cette perspective n’a rien de bien gai. Espérons encore ! À minuit et demi nous stoppons pour quelques heures à Cverbiéva, après avoir franchi une passe de 46 verstes des plus pittoresques. Nous sommes à 53°5’ de latitude. C’est le point le plus nord de tout le cours de l’Amour ; Nikolaïevsk n’est qu’à 53°3’.

Dimanche 3 juillet. — À midi, nous nous arrêtons à Ignacina. Le pays est aride et rocailleux. Il y a affluence de monde, car à 8 verstes du fleuve est une source d’eau gazeuse qui attire les malades en foule. Nous y goûtons : elle est on ce moment très chargée de fer, bien que souvent elle n’en contienne aucune parcelle. C’est une particularité qu’on m’a déjà signalée. Il y a dans la Sibérie et surtout dans la Transbaïkalie de nombreuses sources d’eau minérale. Mais quelques-unes n’ont pas une Composition constante et sont successivement chargées de matières diverses.

De l’autre côté du fleuve s’élève un village chimois. Les habitants sont tous des chercheurs d’or. C’est là qu’il y a quelques années, une douzaine de malheureux furent exécutés par les autorités de leur pays, pour avoir enfreint les lois sur les mines de métaux précieux, et leurs corps abandonnés sur le lieu du supplice. On me raconte qu’un grand nombre de Russes vivaient autrefois à cet endroit dans une sorte de république. Il n’y avait pas d’autorités constituées, la police était faite par les gens eux-mêmes. La loi de Lynch existait dans toute sa rigueur : tout voleur était pendu. Maintenant les Russes, chassés il y a quelque cinq ans, ont été remplacés par Les Chinois.

La rive russe est très belle, très pittoresque, grandiose même. De grands rochers à pic bordent le fleuve. Nous passons devant une construction bizarre, un grand hangar dont nous ne pouvons nous expliquer l’utilité à cet endroit désert.

C’est, paraît-il, une protection pour un steamer qui s’était laissé prendre dans ces parages par les glaces. Je me demande de quoi ont pu vivre pendant le long hiver les malheureux qui étaient à bord !

7 heures, Pakrovska est en vue. Nous apercevons un minuscule steamer à l’ancre, c’est la Zéa, dont l’aspect ne nous dit rien de bon. Mais le voici qui s’ébranle, il descend l’Amour, il nous croise ! Hourrah ! lui aussi part pour Blagovechtchensk, nous resterons sur le Yermak.

Hélas ! cette fausse joie est bien vite dissipée. La Zéa est venue au-devant de nous. À peine nous a-t-elle dépassés qu’elle vire de bord et se met à nous suivre.

Bientôt nous sommes à l’ancre à Pakrovska et fixés sur notre sort. Nous serons transbordés sur la Zéa, qui partira demain à 5 heures du matin. Faisons contre mauvaise fortune bon cœur, et passons au moins cette nuit-ci dans notre cabine sur le Yermak. En attendant je vais prendre un dernier bain dans l’Amour.

  1. Dessin de Boudier, d’après une photographie.