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sur les bateaux de l’Amour, est un des points faibles. Je me demande qui est chargé de son entretien : c’est de beaucoup ce qu’il y à de plus sale à bord.

Ce matin j’ai vu l’archiprêtre, directeur du séminaire, sa serviette sous le bras, sortir de chez lui. Il a, comme tous les popes, les cheveux aussi longs que la nature les fait pousser. Les siens sont soyeux et frisés et tombent toujours en longues boucles sur ses épaules. Mais il paraît que pour le soir il lui faut prendre autant de précautions qu’une femme, car son chef est orné de petites papillotes serrées, destinées à donner à sa chevelure ces ondulations que nous admirons le jour, et qui lui donnent la nuit l’aspect d’une respectable mais coquette douairière.

Vers 11 heures, nous dépassons un vapeur qui, me dit-on, est fortement soupçonné de faire la contrebande de l’or. Sur le Mouravieff un Russe a montré des pépites à Hane, en lui disant de me demander si je voulais en acheter.

À midi nous stoppons à Albasine, point où les souvenirs historiques sont nombreux.

Albasine fut détruit presque immédiatement après sa fondation, vers 1640, par les Mandehous. Occupé de nouveau, en 1648, par Habaroff, il devint, en 1654, un centre de colonisation. On l’entoura de murailles de terre. Mais, en 1685, il fut de nouveau pris et détruit, après un siège fort long, par les troupes et les jonques de guerre venues d’Aïgoune, et ses défenseurs, à peu près une centaine de Cosaques, emmenés prisonniers à Pékin. Frappé de la haute taille des Russes, dont il avait apprécié la valeur militaire, l’empereur de Chine résolut de les conserver à son service. Il les incorpora dans une des bannières, la bannière blanche, leur donna des femmes et fonda dans un ministère une école pour enseigner la langue russe à leurs enfants. Les descendants de ces Cosaques forment toujours, à Pékin, une petite colonie, mais il est bien difficile de retrouver parmi ses membres le type des défenseurs d’Albasine.

Un long escalier en bois, de plus de soixante-dix marches, conduit du bord de l’eau à la berge, sur laquelle s’élève le village qui a remplacé l’ancienne ville, dont les seuls vestiges sont quelques débris de murailles en terre. Derrière est une vaste plaine. Pendant que je prends la vue de ce point célèbre, je vois sortir de la maison à côté de laquelle je me trouve un beau vieillard tout blanc. Il est en uniforme et porte sur sa poitrine la croix des braves, On me dit qu’il a quatre-vingt-cinq ans, que c’est un des compagnons du général Mouravief : il se nomme Skobieltsine. Je lui demande la permission de le photographier. Il y consent, mais pendant que je me prépare à la hâte, le Yermak siffle pour rappeler tout le monde à bord. On ne fait pas de bois ici, on ne s’arrête que pour la poste. Je suis obligé de mettre mon appareil sur mon épaule et de redescendre au galop l’escalier. On retire la planche qui nous met en communication avec la terre et nous partons juste au moment où un infortuné passager de troisième, chargé de plusieurs peaux d’ours qu’il était allé acheter, s’engageait dans l’escalier. Le capitaine est obligé, dit-il, d’être inflexible, sans cela il y aurait toujours des retardataires. Un moment auparavant, un Chinois était rentré avec des cornes d’une espèce de cerf appelé en russe yzioubre (?). Ces cornes ont une très grande valeur pour les Chinois, qui n’hésitent pas à les payer aux chasseurs 15 à 20 roubles la livre. Elles sont molles et recouvertes d’une sorte de velours gris-souris. Je ne sais plus trop quelle maladie elles ont la réputation de guérir, mais je sais qu’elles sont, avec la dent de tigre, les scorpions, le sang des décapités et plusieurs autres produits que je m’abstiendrai de nommer, un des remèdes pour l’usage interne les plus en faveur auprès des Chinois.

À 4 heures nous faisons du bois à Reinova.

CIRQUE DES MONTAGNES FUMEUSES (PAGE 260).

Depuis notre départ de Blagovechtchensk, à chaque station, beaucoup de passagers des deux sexes descendent, s’éloignent d’une cinquantaine de mètres du bateau, se déshabillent et prennent un bain dans le costume d’Adam et Ève avant la faute, sans se soucier le moins du monde de qui peut ou ne peut pas les voir. C’est à peine si les femmes laissent une cinquantaine de mètres entre elles et les hommes. Si la nuit est arrivée, la distance diminue singulièrement. Personne ne s’en occupe. À Reinova, les baigneurs sont moins nombreux, non pas parce qu’il ne fait pas chaud, mais parce que c’est un centre assez important. Il y a un ou deux magasins, des boulangers, et il faut renouveler les provisions.

Nous qui comptons pour cela sur le chef du Yermak, nous nous promenons. À quelques pas est une chapelle, entourée d’un jardinet qui sert de cimetière. Allons la visiter et suivons l’archiprêtre, qui se dirige de son côté avec un ou deux passagers. La porte du cimetière est ouverte et nous arrivons bientôt devant celle de la chapelle. Un homme est couché sur le seuil ; on le réveille, il grogne ; on le met sur ses jambes, il titube ; on le pousse un peu brutalement hors du cimetière, il en paraît ahuri. C’était un si bon endroit pour cuver sa vodka ! L’archiprêtre est désolé que cette scène nous ait eus pour témoins. Nous renonçons à visiter l’église, dont la porte est fermée, et nous allons dans le village, qui paraît assez animé. Il y a dans la rue, qui