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le tour du monde

cheminée lance un véritable feu d’artifice, Les étoiles de feu qui en sortent en gerbe s’éparpillent dans tous les sens et viennent tomber en pluie de tous Les côtés du Yermak, dans le fleuve, où elles crépitent en s’éteignant. Pas le plus petit souffle de vent ne trouble l’air.

La lune se lève : dans l’eau noire du fleuve les arbres se reflètent avec des tons plus noirs encore. Le halètement de la machine se répercute dans les montagnes qui nous entourent, et trouble seul le profond silence de ces solitudes, que des éclairs de chaleur illuminent de temps à autre. Il y a longtemps que nous n’avons joui d’une pareille soirée et d’un si beau spectacle. Vers 11 heures la lune a disparu derrière les montagnes, nous ne distinguons plus les rives ; continuer à marcher serait dangereux, et force nous est de nous arrêter à Tabinskaya, petit dépôt de bois où deux hommes vivent en ermites. La rivière a beaucoup baissé, et 10 mètres de boue séparent le Yermak de la rive ; on allume, au milieu de cette boue et sur le rivage, de grands feux de bois pour éclairer les travailleurs, puis nos passagers cosaques descendent à terre comme d’habitude et s’installent sur le flanc d’une colline boisée pour préparer leur repas. Réunis par groupes de sept ou huit, ils alimentent un brasier au-dessus duquel une marmite est suspendue à une des extrémités d’un pieu incliné dont l’autre bout est maintenu à l’aide d’un poids quelconque.

Rien de plus fantastique que la scène que nous avons devant les yeux. Ces porteurs de civières chargées de bois, avec leurs vêtements aux couleurs voyantes, passant successivement, d’un pas rapide, de l’ombre à la lumière et de la lumière à l’ombre ; ces hommes et ces femmes, les uns accroupis, les autres couchés, les uns attisant le feu, les autres soulevant le couvercle des marmites pour y plonger des choses que l’on ne peut distinguer, rangés en cercle autour des brasiers qui les éclairent diversement, tout a un aspect diabolique : on croirait assister à quelque gigantesque sabbat.

Pour ajouter au fantastique, les deux chiens des bûcherons, effrayés par tout ce monde, poussent dans l’ombre des hurlements lugubres.

UN DES MÉANDRES DE L’AMOUR.

1er juillet. — Il est 7 heures. Il y en a cinq que nous sommes en route. Nous nous arrêtons à Tcherniaeva. Nous avions pris à Blagovechtchensk une dizaine de passagers chinois. Ils descendent tous ici, portant sur leur dos quelques instruments de travail. Ils ont entendu dire qu’il y avait de l’or dans le pays et sont accourus.

Nous sommes ici à une cinquantaine de verstes seulement de la Zéa, dont le bassin est habité par les Manégris. Les Manégris, de même que les Orotchones, autre famille de la grande tribu des Toungouses, vivant sur les bords de l’Amour dans les environs des monts Kingane, habitent des huttes formées de menues branches et d’herbe sèche, recouvertes soit d’écorce d’arbres, soit de peaux de bêtes où même de nattes. Ces indigènes vivent de chasse et de pêche.

Le Yermak avait laissé ici à son dernier voyage un mouton, que l’on nous rapporte. La pauvre bête n’a pas l’air d’avoir trouvé la nourriture à son gré à Tcherniaeva, car elle est bien maigre. On nous vend aussi un veau et de la glace.

L’Amour s’élargit beaucoup, et est coupé par de nombreux îlots. Nombreux aussi sont, paraît-il, les bancs invisibles autour desquels il nous faut chercher notre route, en nous aidant de la sonde. Le courant a diminué de force, mais nous avons modéré notre allure. Sur l’avant du steamer, un homme tient une longue perche divisée en dix fractions d’un pied chacune, toutes de couleurs différentes.

C’est la sonde qu’il plonge dans l’eau, et à chaque immersion il crie d’un ton monotone la profondeur constatée.

Pendant une bonne parte de la journée nous serpentons ainsi dans le fleuve, passant d’une rive à l’autre, et nous demandant si nous n’allons pas nous échouer, car les eaux sont très basses. Le capitaine nous dit avoir mis une fois trente-deux jours à aller de Blagovechtchensk au confluent de la Chilka.

Nous rencontrons dans la journée plusieurs radeaux. Sur l’un d’eux, les bœufs sont entassés en si grand nombre, qu’il ne paraît presque plus à la surface, et que les pieds des malheureux animaux baignent dans l’eau ; leur poids est trop considérable.

Depuis Blagovechtchensk nous avons été presque directement vers le nord. À partir de Vahanova, où nous sommes à 4 heures, l’Amour nous conduit vers l’ouest. Nous nous arrêtons à Beketova. Le paysage a été pittoresque toute la soirée.

2 juillet. — Sur tous les bateaux russes que nous avons vus, à l’exception du Vadivostok, il n’y a pas dans les cabines plus de cuvette que de lit. Il faut aller faire sa toilette dans le lavabo commun, à moins d’avoir ; comme nous, une cuvette de voyage et un domestique pour aller la remplir et la vider. Ce lavabo,