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Nous avons pris quelques nouveaux passagers de première et de seconde, entre autres le directeur du séminaire de Blagovechtchensk, qui va à Saint-Pétersbourg, et un colonel de Cosaques, sorte de colosse au teint cuivré, à la figure énergique ; son origine est pour nous une énigme.

Le capitaine Lahanine, qui commande le Yermak, est un lieutenant de vaisseau. Il s’avance vers moi, accompagné d’un nouveau passager, qui me dit dans notre langue que le capitaine, ne parlant pas français, me prie de vouloir bien m’adresser à lui Poutiatitski pour obtenir tout ce dont j’aurais besoin ; que des ordres ont été donnés au personnel du bateau pour que rien ne nous manque. Je remercie M. Poutiatitski en français, et le capitaine en allemand, car je découvre qu’il parle très bien cette langue.

Le paysage est sans grand intérêt. À citer toutefois, sur la rive chinoise, une sorte de ferme dans un site pittoresque. Quelques beaux arbres ont été préservés autour des maisons. Les montagnes commencent presque immédiatement derrière.

Devant un village, non loin de Blagovechtchensk, une vieille femme couverte de haillons est sur le bord de l’eau. Armée d’une longue gaule, munie à une extrémité d’un petit crochet, elle arrête au passage. toutes Les brindilles qui flottent : elle en a déjà un tas à côté d’elle, et cependant la forêt n’est pas loin. C’est que pour le Chinois il n’y a pas de petit profit, pas de travail insignifiant.

Je passe mon après-midi à causer avec Mme Kapoustine, qui est assez aimable pour ne pas se moquer de la manière dont j’écorche la langue de Gœthe et de Schiller.

Tout à coup des cris terribles se font entendre au-dessous de nous, et tout le monde se précipite pour voir ce qui se passe. Une de nos passagères de troisième est devenue folle et veut se jeter dans le fleuve. On l’en empêche, et le capitaine lui donne comme gardes du corps deux matelots qui ont, à plusieurs reprises, toutes les peines du monde à la maintenir. Cependant on ne tarde pas à s’apercevoir que ce que l’on prenait pour de la folie est une belle et bonne attaque de delirium tremens, suite de trop copieuses libations. Nous débarquons notre passagère à la première escale. Elle repartira par le prochain bateau pour Habarovka, d’où elle vient, et l’on télégraphie de l’interner dans une maison de santé.

À ce propos on m’édifie sur les femmes des villes de Sibérie en général et de Habarovka en particulier. La capitale des provinces de l’Amour est, paraît-il, un endroit favori de déportation pour le beau sexe. On évalue à près de 400 le nombre de celles qui y sont actuellement internées pour avoir assassiné leur mari. La plupart ont une conduite déplorable. C’est cependant parmi elles que sont recrutées les domestiques. Il y a aussi beaucoup de femmes de soldats que les maris, leur temps de service fini, oublient de remmener avec eux dans leur village. L’ivrognerie à Habarovka est un vice commun, même chez les femmes, et la plaie de cette classe de la société.

Demain nous arriverons à ce que l’on appelle la boucle de l’Amour. Le fleuve se replie deux fois de suite sur lui-même, formant deux presqu’îles contiguës dont l’une est chinoise, l’autre russe, revenant à moins d’un kilomètre de l’endroit où il vient de passer après un parcours, la première fois, de 42 verstes et, la seconde, de 30.

Je demande si le capitaine ne consentirait pas à nous déposer à terre à l’entrée de la boucle, pour nous reprendre à la sortie. Une promenade à pied serait une agréable diversion à la monotonie de la vie à bord. On me répond que cela se faisait autrefois, mais qu’il y a quelques années deux voyageurs s’étant égarés et n’ayant été retrouvés qu’au bout de deux jours, cette petite excursion avait dorénavant été interdite. Je n’en parlerai donc pas au capitaine, mais je le regrette.

Nous passons la nuit à Bibicova. Nous avons fait une centaine de verstes.

29 juin. — À peine suis-je sorti de ma cabine que je vois arriver notre capitaine. Il me dit très aimablement que nous arriverons à la boucle vers 10 heures du matin, et que si je désire traverser l’isthme à pied il se fera un plaisir de me déposer à terre. Mais que, comme il lui faudra près de 4 heures pour arriver à l’endroit où nous remonterons à bord et où nous serons en 30 minutes, il faut emporter quelques provisions, que le cuisinier nous préparera.

J’accepte avec enthousiasme. Marie, un peu fatiguée, reste sur le Yermak. Plus de quarante personnes profitent de l’occasion inattendue qui leur est offerte, et quand je quitte le steamer avec le général, Mme Kapoustine et quatre de leurs enfants, le gros de la bande a déjà disparu dans les bois. Hane porte quelques provisions. M. Poutiatitski, grand chasseur, a pris son fusil, car, dit-il, Le pays fourmille de coqs de bruyère : un corbeau fut notre seule victime.

Le sol est marécageux. La colline que nous devons traverser est à 100 mètres au plus et nous avons de la peine à trouver un chemin au milieu des marais. À certains endroits nous faisons un petit pont de branchages pour Mme Kapoustine. Au pied de la colline nous trouvons la route, c’est-à-dire la longue coupée dans la forêt qui, suivant montagnes et vallées, part de Nikolaïevsk et traverse toute la Sibérie. Les poteaux du télégraphe sont au milieu, à l’abri des incendies, qui sont très fréquents dans ces pays, car il ne se passe pas de jour que nous n’en voyions.

Le long des bois de chaque côté de la route, je trouve des fraisiers en fleur, et une douzaine de fruits mûrs, que j’enveloppe soigneusement pour Marie : les premières fraises de l’année, évidemment !

Nous marchons doucement, car, si le fond de l’air est frais, le soleil est brûlant. Un ruisseau serpente le long de la route. J’ai heureusement ma tasse en cuir qui se plie et se met facilement dans la poche, et nous buvons tous avec délices.