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Nulle part, dans tout l’empire russe, il n’y a, me dit-on, autant de sectes religieuses dissidentes que dans le gouvernement de Blagovechtchensk. La plus curieuse est la Douhobore. Cette secte refuse aux hommes le libre arbitre. Tout doit se faire par la volonté du ciel. Ni la femme ni l’homme ne peuvent choisir le père et la mère de leurs enfants, et de grands meetings nocturnes ont lieu à des époques déterminées, dans des lieux sans lumière, et pendant l’été au fond des bois. Là, le hasard est chargé de représenter, la volonté d’en haut. La police est impuissante à empêcher les membres de cette secte de se livrer à leurs pratiques religieuses. « Dans ces assemblées, dit M. Anatole Leroy-Beaulieu, parlant d’une secte analogue, les Skakouni, l’inceste même n’était point regardé comme un péché, tous les fidèles, prétendaient les sectaires, étant frères en Jésus-Christ. »

Pendant notre absence, Mme Popoff a reçu quelques visites.

Des dames sont venues faire un pèlerinage dans la chambre du Tsarevitch. Au fond, on sait que nous logeons au gouvernement et l’on veut s’assurer que nous ne profanons pas la chambre bleue.

28 juin. — Le Yermak doit partir à 10 heures. L’affluence de monde est encore plus grande qu’à l’arrivée du Mouravieff Amourski. Le gouverneur et Mme Popoff ont tenu à nous accompagner jusqu’au steamer, et à ne nous quitter qu’au dernier moment, Je me demande, en vérité, ce que ces aimables gens auraient fait de plus pour des amis de vingt ans. Blagovechtchensk est peut-être, de tout notre long voyage, la ville dont nous avons conservé le meilleur souvenir ; c’est qu’elle nous rappelle la sympathie dont nous avons été l’objet.

Cet excellent M. Ninaud est également venu nous dire adieu avec son fils. Il a placé dans notre cabine un petit paquet dont il nous prie d’accepter le contenu. Ce sont quelques sucreries, quelques biscuits de sa fabrication, un de ces fameux saumons fumés de l’Amour et deux taies d’oreiller en toile blanche à fleurs. Il craint que nous ne manquions de choses molles pour amortir les chocs dans le tarantass, et nous dit de faire remplir, à Stretinsk, ces taies de laine de chameau. Puis il me remet une longue lettre dans laquelle il a résumé tous ses conseils pour la route. Quelques-uns ont l’air enfantins ; mais nous n’en avons négligé aucun, et nous nous en sommes maintes fois félicités.

Il est midi, le sifflet de la machine met un terme aux baisers d’adieux, et, par un soleil radieux, nous quittons Blagovechtchensk, nom qui signifie en russe « Bonne Nouvelle » ou « Annonciation » : en route pour Stretinsk, « Visitation » !


Charles Vapereau.


(La suite à la prochaine livraison.)


HUTTE DE BÛCHERON[1] (PAGE 244).
  1. Dessin de Th. Weber, gravé par Bazin, d’après un croquis.