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loppés et imprimés qu’à mon arrivée à Paris, c’était véritablement faire attendre bien longtemps une photographie peut-être mauvaise. Je pensai donc à m’adresser de suite à un artiste du pays pour ce cliché spécial, Il y a deux photographes à Blagovechtchensk, et chez tous les deux il me fut répondu que, le patron faisant sa sieste, on me priait de repasser plus tard.

Faire la sieste, en Sibérie ! On se croirait sous l’équateur. Il est certain qu’habitués aux rudes gelées de l’hiver, les Russes souffrent plus que nous de la chaleur, qu’ils trouvent excessive, tandis que pour nous elle est très supportable. Il est vrai que nous arrivons de Pékin, où les étés sont fort chauds.

À l’ouest de la ville sont les camps. Nous les visitons un peu à la hâte, en voiture. Ils sont cachés au milieu des bois. Ici, on a eu le bon esprit de ne pas dénuder sans raison tous les environs. Les soldats que nous voyons manœuvrer ont une bonne tenue, ils sont propres, et ont l’air de connaître leur métier. Ils font l’exercice du canon, et c’est avec plaisir que je les regarde, car ils effacent une impression fâcheuse que j’avais conservée d’une petite troupe rencontrée au commencement du voyage.

Le polygone est derrière le camp. On y tire à la cible tous les quinze jours, je crois ; derrière, sur une colline, se trouve la prison. En revenant du camp, nous traversons le quartier réservé aux soldats mariés. C’est un groupe fort important de petites maisons entourées d’un peu de verdure ; elles paraissent propres et bien tenues : des enfants, tous très jeunes, nous regardent passer et saluent.

Nous rentrons enchantés, en somme, de notre promenade, et séduits par ce que nous avons vu de la ville. Nous ne sommes pas non plus choqués outre mesure de rencontrer de temps en temps dans les rues des cochons qui se promènent, cherchant leur nourriture. C’est un spectacle auquel notre vie à Pékin nous a habitués, il n’y a que la couleur de ces animaux qui diffère : à Pékin ils sont noirs, ici ils sont blancs.

Fondée en 1857, la ville de Blagovechtchensk a été pendant longtemps le grand centre des provinces de l’Amour. Elle lutte maintenant pour conserver la prépondérance, qu’on veut lui enlever en faveur de Habarovka. Elle prétend que, comme position militaire et commerciale, sa situation à proximité des grandes villes chinoises, Aïgoune, Tsi-Tsihar, où sont concentrés près de 40 000 hommes de troupes, lui donne une importance singulière, et qu’en dépit des efforts de l’administration, elle ne cessera de s’étendre et de prospérer, beaucoup plus rapidement que sa rivale, bien que cette dernière soit maintenant le siège du gouvernement général des provinces de l’Amour.

PLAT OFFERT AU TSAREVITCH[1].

Malheureusement pour la ville de Blagovechtchensk, un coup terrible va lui être porté : elle ne se trouve pas sur le tracé du chemin de fer, qui passera, d’après les projets actuels, à plus de 200 verstes au nord. Mais ce projet est-il définitif ?

Pendant l’hiver, de nombreuses caravanes de chameaux arrivent de la Mandchourie, apportant de la viande gelée, du gibier. Elles pourraient apporter, en outre, des produits bruts, des laines à échanger contre des objets manufacturés, dont des fabriques seraient établies dans les villes que traversera le chemin de fer, ou même à Blagovechtchensk. Mais il faudrait pour cela une initiative qui m’a l’air de manquer ici.

La vie matérielle n’est pas chère. Le pain de seigle se vend 10 kopeks le poud ; la vodka, cet autre élément indispensable à l’existence de tout bon Russe, coûte de 25 à 40 kopeks la bouteille.

De l’autre côté du fleuve est une station télégraphique chinoise. Pour 1 rouble et 40 kopeks par mot, on peut correspondre avec Pékin, mais comme il n’existe pas de communication entre la ligne chinoise et la ligne russe, il suffit de cette interruption voulue de quelques centaines de mètres pour empêcher les relations télégraphiques par cette voie, La plus rapide, la plus simple, et celle qui devrait être la moins coûteuse, entre l’Europe et le Céleste Empire. On prétend que la faute en est surtout au gouvernement russe, qui, pour des raisons de famille, désire favoriser la compagnie danoise à laquelle appartient le câble sous-marin qui rayonne de Changhaï vers Hongkong, le Japon et Vladivostok[2].

  1. Dessin de Krieger, d’après une photographie.
  2. La communication entre la ligne chinoise et la ligne russe a été établie dans les derniers mois de 1893, mais les hauts prix des télégrammes pour l’Europe ont été maintenus.