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de ces deux belles pièces d’orfèvrerie. Au centre du plat est l’N russe, première lettre de son nom Nicolas. Les dames de la ville se chargèrent de l’installation de sa chambre à coucher, sous la direction de Mme Popoff. Je dois avouer qu’elles réussirent à faire quelque chose de ravissant, de jeune et de chaste. Tout est bleu et blanc, en soie brodée au point russe par les dames elles-mêmes.

Il est nécessaire d’ajouter qu’après son départ, la chambre à coucher du prince devint le lieu de pèlerinage de toute la partie féminine de la ville, et que peu à peu tout ce qu’il avait touché s’évanouit mystérieusement : deux cigarettes intactes oubliées dans une coupe, des bouts de cigarettes fumées, d’allumettes jetées dans un cendrier, tout disparut. Faut-il dire que les draps eux-mêmes de son lit, ne devant plus servir à personne, furent déchirés et que toutes les jeunes filles se partagèrent cette précieuse relique ?

Que n’aurait-il obtenu, s’il avait demandé ?

BATEAU TRAÎNÉ PAR DES CHIENS[1] (PAGE 248).

Après le dîner, qui à 3 heures a réuni une plus nombreuse compagnie, un colonel du génie, le chef de la police, l’abbé Radzichevski et le pasteur Rumpeter, le café nous est servi dans le jardin, ou plutôt dans le parc, qui n’est autre chose qu’un reste des antiques forêts riveraines de l’Amour, échappé à la hache des colons, percé d’allées nombreuses et entouré de murs.

La calèche du gouverneur est à nos ordres. Elle nous conduit d’abord à la tour du veilleur. Cette tour, placée au centre de la ville, en domine toutes les parties. Elle est surmontée par un belvédère contenant une cloche, autour duquel un homme ne cesse de tourner comme l’aiguille autour du cadran d’une montre. Dans les grandes villes, à Tomsk par exemple, il y a sur chaque tour deux veilleurs qui doivent marcher dans le même sens, mais toujours sur le même diamètre, comme aux deux extrémités d’une aiguille à secondes, sans qu’il leur soit jamais permis de se rattraper. Ils sont là pour veiller aux incendies et sonner le tocsin à la moindre fumée suspecte.

Du sommet de cette tour, nous avons une très belle vue de la ville. Je dois avouer cependant que la cathédrale, plantée toute seule au milieu d’une immense plaine, parait un peu ridicule. Le but de spéculation qui a déterminé l’emplacement de cet édifice religieux est par trop apparent.

La ville est jolie, les rues sont larges ; la plupart des maisons ont un petit jardin qui les entoure. Malheureusement, comme du reste partout en Sibérie, les rues sont fort mal entretenues, et déparées par de grandes flaques d’eau. Il est vrai de dire cependant que si le Russe a l’air de se soucier médiocrement de l’état de la partie de la route où devront passer les voitures et les chevaux, il a toujours grand soin de se ménager une place où passer sans trop salir ses bottes, probablement-pour ne pas avoir à les nettoyer. En effet, à l’intersection de deux rues il y a généralement un passage en planches, et le long des maisons est un trottoir, en planches également, large de plus de 1 mètre, et élevé d’au moins 20 centimètres au-dessus du sol. Ce trottoir est presque toujours en très bon état. Nous en avons trouvé non seulement dans les grandes villes, comme Vladivostok, Nikolaïevsk, Habarovka, mais même dans les petits villages.

Il est vrai que l’on a sous la main les matériaux nécessaires à leur entretien : la forêt les fournit. Sous le rapport des trottoirs, les villes et villages de Sibérie l’ont emporté pendant longtemps sur l’ancienne capitale de l’empire. Ne m’a-t-on pas dit, à Moscou, que ceux que l’on y voit maintenant sont l’œuvre du présent gouverneur de la ville et qu’il y a quelques années ils n’existaient pas ?

Nous voulions aller à l’embouchure de la Zéa par une rue et revenir par une autre. Le cocher s’y refuse malgré les efforts de M. Ninaud, parce que, disait-il, il salirait les roues de sa voiture et Les pieds de ses chevaux.

Ce petit fait prouve plusieurs choses : d’abord, le mauvais état des rues et le peu de soin des ingénieurs, car il n’avait pas plu depuis deux ou trois jours ; ensuite la paresse de l’automédon qui ne voulait pas avoir à travailler pendant une heure pour laver ses roues et les pieds de ses bêtes. La paresse est, je crois, le péché mignon des Sibériens et Le plus grand obstacle au développement rapide des incalculables richesses que contient le pays.

Un autre petit fait. Pour reconnaître un peu l’hospitalité qui nous était si gracieusement offerte par le gouverneur et par sa femme, et pour conserver aussi un souvenir durable de ceux qui nous recevaient si bien, j’avais pris, dans le jardin, un groupe de la nombreuse famille du général et de quelques personnalités de la ville. Nos hôtes avaient paru enchantés de l’attention. Toutefois, comme mes clichés ne devaient être déve-

  1. Dessin de Th. Weber, gravé par Privat, d’après un croquis.