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mande de manger avec des baguettes et l’on s’extasie sur leur dextérité. L’un d’eux a eu la mauvaise idée d’acheter à Habarovka une de ces petites boîtes à musique dont les Chinois raffolent : la sienne ne joue qu’un air qui dure deux minutes à peine ; quand c’est fini, ça recommence. Notre homme est enchanté de son acquisition, et dès qu’on n’occupe plus son attention, il remonte sa machine : c’est à rendre fou.

Cependant les plaines ont peu à peu disparu, et c’est au milieu de collines assez élevées que nous mouillons pour la nuit. Nous sommes à l’entrée du défilé des monts Kingane.

24 juin. — Des nuages épais couvrent le ciel. Ils marchent avec vitesse, léchant Le sommet des montagnes élevées qui nous environnent, et les cachant quelquefois à nos regards, C’est un vrai décor d’opéra, Le fleuve s’est considérablement resserré : il n’a pas ici plus de 500 mètres de large, mais en revanche sa profondeur est de 100 pieds. Il coule avec une rapidité vertigineuse, et nous voyons passer à chaque instant de gros troncs d’arbres emportés par le courant, que nous avons de la peine à remonter.

Nous marchons entre quatre murailles de verdure, d’une hauteur considérable, qui se dressent presque à pic, devant, derrière, sur les côtés. Nous ne pouvons pas plus distinguer le défilé qui nous a livré passage que celui qui va nous permettre de continuer notre route. Nous sommes comme dans le fond d’une boîte carrée, et, sans le courant terrible contre lequel nous luttons, nous pourrions nous croire dans un lac de très moyennes dimensions. Le halètement de la machine répercuté par les parois du puits gigantesque dans le fond duquel nous nous trouvons, a des sonorités fantastiques.

Les arbres commencent au pied des montagnes et continuent sans interruption jusqu’au sommet. Leurs premières branches baignent presque dans l’eau. Ce ne sont plus les pins et les bouleaux blancs que nous voyions presque exclusivement entre Nikolaïevsk et Habarovka. Il y en a bien encore, mais en moins grand nombre : beaucoup de chênes et d’érables, mais aucun de ces géants que l’on s’attendrait à rencontrer dans ces forêts impénétrables qui datent du déluge.

Le défilé des monts Kingane, à travers lesquels l’Amour s’est frayé un passage de vive force, est des plus grandioses. La mer intérieure au Japon en donne une idée assez juste, mais elle est très loin d’en avoir la majesté imposante.

En dépit de la pluie fine qui tombe par moments, tout le monde est sur le pont à admirer. Il est impossible, je crois, de rester insensible à la beauté du décor, varié à l’infini dans ses effets, qui se déroule sous nos yeux pendant une partie de la journée.

Quelle heureuse inspiration nous avons eue de renoncer à traverser les plaines monotones de la Mongolie pour remonter le cours de l’Amour ! Que de choses intéressantes nous n’aurions pas vues en suivant le premier itinéraire ! Dans la suite nous rencontrerons de jolis paysages, de belles montagnes, mais rien de comparable au défilé des monts Kingane.

Sur une plate-forme, entre deux contreforts, nous apercevons une maison bizarre. Elle est construite en troncs d’arbres sur le modèle de toutes les maisons en Sibérie, mais c’est à peine si elle a 3 mètres de côté sur 2 de hauteur. Ni porte ni fenêtre à cette étrange demeure. Seulement, du côté du fleuve, au ras de la terre, est ménagée une ouverture carrée pouvant livrer passage à un homme, qui, pour y pénétrer, doit nécessairement se mettre à plat ventre. Une trappe solide placée à l’intérieur permet de clore hermétiquement cette habitation, qui abrite généralement trois ou quatre individus, venus camper dans ces déserts pour y couper du bois. En effet des piles sont déjà prêtes. Quand il y eu aura une quantité suffisante, on fera un radeau avec les plus belles pièces pouvant servir à la construction des maisons, on chargera ce radeau de bois de chauffe pour les steamers et l’on suivra Le fil de l’eau pour vendre le tout dans les villages, ou même à Habarovka ou Nikolaïevsk.

Il faut toute la solidité de la maisonnette que nous avons devant les yeux pour protéger les ouvriers, la nuit, contre les ours, les tigres et autres bêtes dangereuses. Nous avons la bonne fortune de voir sortir un individu de cette espèce de niche. Il rampe comme un reptile et lorsqu’il se lève nous pouvons le contempler : tout le monde a lu Robinson Crusoë : c’est ainsi que je me le représente.

On voit également de temps en temps des huttes de chasseurs et de pêcheurs. Ces huttes sont simplement faites de branches entrelacées. Ceux qui y cherchent un abri doivent se relayer la nuit, afin de ne pas laisser s’étendre les feux nécessaires pour écarter les bêtes fauves.

Le défilé des monts Kingane n’a pas moins de 150 verstes de longueur, et pendant plus de 50 le paysage est féerique. Il commence à Yékatérino Nikolskaïa, et finit, à proprement parler, à quelques verstes au-dessus de Paddevka, par deux énormes cirques formant un S régulier à la suite duquel le fleuve coule, droit comme un canal creusé par la main de l’homme, pendant plus de 30 verstes, suivant sur la rive chinoise une chaîne de montagne assez élevée et également droite, dont il contourne la pointe dans les environs de Pachkova.

Depuis Yékatérino Nikolskaïa nous avons marché presque exclusivement vers le nord. Maintenant nous reprenons la direction nord-ouest. La température, si douce hier, s’est subitement abaissée. Tout le monde est rentré dans le salon, mais moi, je ne puis me résoudre à quitter mon poste d’observation, à côté de la cabine des hommes de barre, qui, par parenthèse, fument comme la cheminée du Mouravieff, ce qui est généralement interdit sur les bateaux.

J’aperçois tout à coup sur la berge, entre des saules, un lièvre assis ; il est du plus beau noir. Notre arrivée le met en fuite. N’ayant jamais entendu parler de lièvre