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des Mandchous, portant le costume de leurs « bannières ». Nous ne voyons ni femmes ni enfants, mais il doit y avoir à peu de distance un petit village où se trouvent les habitations particulières de ces soldats.

Cependant les eaux du fleuve ont changé d’aspect. Toujours noires le long de la rive gauche, elles deviennent d’abord grises le long de la rive droite, puis blanchâtres. C’est que nous arrivons à l’embouchure du Soungari, l’affluent le plus considérable de l’Amour, le grand déversoir de l’immense vallée des monts Kingane, dont les flots limoneux sont d’un jaune sale, comme ceux, du reste, de presque tous les fleuves grands et petits de Chine.

Que de fois n’ai-je pas entendu les Russes déplorer que le général Mouravieff n’ait pas choisi le Soungari comme frontière entre les empires russe et chinois ! Cela eût été très beau en effet et eût augmenté la facilité du système de défense, le Soungari et ses affluents offrant au moins 2 000 verstes de plus à la navigation, dans un pays beaucoup plus peuplé que la rive gauche de l’Amour. Mais il ne faut pas oublier que le Soungari arrose tout le nord de la Mandchourie, que la dynastie qui règne actuellement en Chine est la dynastie mandchoue et que de grands souvenirs historiques se rattachent à ce pays. Le Céleste Empire n’aurait peut-être pas renoncé facilement et sans lutte à la possession d’un pays où s’est passée une partie de son histoire, et qui est le berceau des ancêtres de ses souverains.

CARTE DU CONFLUENT DE L’OUSSOURI (PAGE 241).

L’archimandrite Palladius, qui, lors de mon arrivée à Pékin, dirigeait en cette ville la mission orthodoxe, fut chargé par la Société de géographie de Saint-Pétersbourg d’explorer la Mandchourie, et consacra une année entière à la parcourir dans tous les sens. Il y trouva les ruines de nombreux établissements, décorés dans les annales du nom pompeux de villes, mais qui ne devaient être, en réalité, que des camps retranchés construits par les guerriers pillards.

Dans le sud, beaucoup plus fertile, et par suite beaucoup plus peuplé que le nord, dont le climat est fort rude, onze nations ou plutôt onze tribus indépendantes se partageaient quelque deux cents kilomètres carrés de terrain montagneux.

L’une d’elles était la tribu mandchoue. Le fait que les historiens parlent des six « villes » qui lui appartenaient, et racontent « qu’un de ses souverains, d’une bravoure héroïque, rassembla les forces du royaume, attaqua et défit dix-huit brigands, ce qui le rendit maître de cinq passes dans les montagnes et de cent kilomètres de territoire », donne une idée de son importance, à l’origine.

Et pourtant c’est elle, l’une des-plus petites, qui, après avoir soumis les dix autres, est parvenue à s’emparer d’un des plus grands empires du monde, et à commander à 400 millions d’individus.

C’est en l’année 926 de notre ère que la domination des Mandchous s’étendit pour la première fois sur la partie septentrionale de la Chine. Les envahisseurs portaient alors le nom de Kitane, d’où les Russes ont tiré celui de Kitaï par lequel ils désignent encore, à l’heure actuelle, le Céleste Empire et ses habitants.

Cependant la chaleur est devenue beaucoup plus forte. Depuis l’embouchure du Soungari nous sommes sous la même latitude que Paris. Les fleurs, rares d’abord sur le bas Amour, plus nombreuses à mesure que nous avancions vers le sud, constellent maintenant les prairies, qui s’étendent à perte de vue et se déroulent à notre droite pendant des kilomètres et des kilomètres encore. Les lis surtout, tantôt jaunes, tantôt rouges, tantôt tigrés comme au Japon, apportent une note éclatante et un parfum pénétrant qui vient embaumer l’air jusque sur le pont du bateau, c’est-à-dire souvent à 500 mètres du rivage. Plus loin c’est la même profusion de pivoines sauvages, qui sont simples et presque toujours blanches. À chaque escale les passagers qui descendent à terre reviennent chargés de bouquets énormes.

Le Mouravieff a pris maintenant un aspect particulier : partout où il est possible d’accrocher quelque chose on voit pendre du linge de toute sorte ; les langes cependant dominent. Les bébés sont nombreux à bord et il faut profiter du soleil, qui s’est décidé à se montrer, car un Russe en voyage porte bien rarement avec lui plus de linge qu’il n’est strictement nécessaire d’en avoir. En revanche, il a presque toujours son oreiller, qui lui permet de se coucher tout habillé sur un banc, sur une table ou même par terre dans un coin, sans se trouver trop mal à l’aise. C’est souvent tout son bagage avec ses cigarettes et une icône, dont il ne se sépare jamais.

Il y a aux secondes, depuis Nikolaïevsk, un individu qui nous intrigue ; il est vêtu d’un complet noir et porte un chapeau melon, ses mains sont abritées sous une paire de gants jaune-paille, trop grands pour lui et manquant de fraîcheur. Il se promène gravement, un stick à la main et le cigare aux lèvres du matin au soir : il ma tout l’air d’un Chinois déguisé. C’en est un en effet, ou plutôt un Mandchou devenu chrétien et naturalisé Russe ; il a presque oublié la langue de son pays d’origine, pour lequel il professe maintenant un profond mépris. Il m explique qu’il est employé au télégraphe et qu’il a épousé une Russe, dont il me montre la photographie ; il ne cause du reste ni avec Hane ni avec les négociants chinois de Blagovechtchensk.

Ceux-ci font l’amusement du salon ; on examine leur natte, leurs robes de soie, leurs souliers ; on leur de-