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Ghiliaks, dont les traits nous rappelaient si bien les Peaux-Rouges de l’Amérique. Ils se tiennent plus au nord et descendent rarement jusqu’à Habarovka. Nous avons aperçu le dernier sur la berge, il y a deux jours. Il fumait tranquillement sa pipe en nous regardant passer.

Les Goldes du bas Amour ont de nombreux points de ressemblance avec les Ghiliaks. Ils paraissent cependant moins sauvages. Les femmes sont coquettes ; elles ornent leur chapeau de bimbeloterie. Non seulement elles portent jusqu’à trois rangs de boucles d’oreilles énormes fixées dans trois trous superposés, mais leur nez est orné d’un gros anneau, le plus généralement en argent.

Toutes les différentes hordes qui peuplent le nord-est de l’ancien continent ont, à n’en pas douter, la même origine. Mais chacune tient à sa dénomination propre et méprise ses voisines.

À l’avant-dernière station, Marie, se promenant avec le capitaine, vit sur la berge des indigènes accroupis : « Sont-ce des Ghiliaks ? » demanda-t-elle à haute voix. « Niete Ghiliaks, Toungouses », répondirent eux-mêmes ceux-ci avec les marques de la plus profonde indignation.

La peuplade des Toungouses, peut-être la plus importante des tribus indigènes de la Sibérie, s’étend depuis l’Amour jusqu’au 60e degré de latitude et de la mer d’Okhotsk jusqu’au Iénisséi. C’est en 1675 que leur prince Ganetimour fit, avec sept nulle des siens, sa soumission à la Russie.

Les Toungouses sont beaucoup plus civilisés que les Goldes et les Ghiliaks, avec lesquels cependant ils ont de nombreux rapports. Lesseps, qui a traversé le pays en traîneau, prétend que leur ressemblance avec les Russes est frappante. Je retournerai la proposition et je dirai qu’un grand nombre de Russes offrent une ressemblance frappante avec les indigènes de l’Asie, ce qui s’explique par ce fait que tous les jours des indigènes asiatiques renoncent à leur costume, à leur religion, à leurs coutumes, à leur nationalité, pour adopter les coutumes, la religion, le costume des Russes, et devenir sujets du Tsar. Nous en avons plusieurs exemples, même parmi nos amis.

Le Mouravieff ne marche plus avec la même rapidité. C’est que, depuis Habarovka, nous avons à la traîne une grande barge, plus longue et plus large que notre steamer. L’intérieur contient des marchandises à destination du haut Amour ; sur le pont se trouvent près de deux cents soldats, avec les femmes de ceux qui sont mariés et les enfants. La corde qui relie ce bateau au nôtre ayant plus de 100 mètres de longueur, ils sont à l’abri des étincelles. Pendant les averses, on étend sur eux de larges tentes en toile pour les protéger, absolument comme on couvrirait des sacs ou des caisses, sans aucuns montants pour maintenir ces tentes un peu au-dessus de leurs têtes.

Le pont du Mouravieff est dégagé d’autant, mais nous avons pris, en échange, un certain nombre de passagers nouveaux de troisième et parmi eux quelques Chinois.

Aux secondes, nombreuse compagnie, surtout beaucoup d’enfants. Dans une famille j’en compte huit, dont l’aîné n’a pas quinze ans ; dans une seconde, six ; et tout ce petit monde paraît très bien élevé.

Nous avons aux premières un monsieur en uniforme qui fait voyager sa femme en seconde. C’est un employé du cadastre ; il n’a pas trente ans. Il a été retenu par ses fonctions pendant deux ou trois ans sur les bords de l’Oussouri, et nous raconte du tigre et de l’ours dans ces contrées les histoires les plus effrayantes. Il est certain que ces animaux pullulent, à en juger par les nombreuses peaux que l’on voit chez les marchands et les méfaits dont nous les entendons charger à chaque instant.

Le pays est devenu beaucoup moins beau, très plat, surtout du côté russe. Ce ne sont qu’immenses prairies, où je suis surpris de ne pas voir une seule tête de bétail. Il semble qu’on devrait pouvoir élever ici des millions de bœufs comme en Australie, en Amérique ou même dans les plaines de la Mongolie. On me répète ce que l’on m’a dit au-dessous de Habarovka, que l’herbe magnifique que je vois, et qui a plus de deux pieds de haut, n’a aucune qualité nutritive. Je veux bien le croire, mais je ne puis m’empêcher de le déplorer.

Les rives du fleuve sont rongées par les eaux. On ne voit partout qu’arbres tombés, retenus encore par quelques racines. C’est que le sol n’a pas de profondeur. Bien souvent l’épaisseur de l’humus n’atteint pas 20 centimètres, et, les racines se refusant à pénétrer dans l’énorme couche de sable qui est en dessous, les bords sont continuellement minés et s’éboulent.

Du côté russe, aux endroits où la berge est un peu élevée et en plein midi, elle est, jusqu’à un mètre à peu près de la surface, percée de trous multiples de la grosseur d’une pomme, qui la font ressembler à une éponge ; ces trous, dont je ne puis d’abord m’expliquer la cause, ont été creusés par les hirondelles, auxquelles ils servent de nid. Ces gentils oiseaux sont en effet ici dans un pays de Cocagne. Rien ne vient troubler leur quiétude, si ce n’est de temps en temps le bateau qui passe ! Ces immenses prairies, le plus souvent marécageuses, leur fournissent en abondance les moustiques dont ils sont friands. Ils élèvent en paix leurs petits, ne regrettant, j’en suis sûr, qu’une seule chose, c’est qu’un été trop court ne leur permette pas de jouir assez longtemps de cet Éden. Sur la rive chinoise, peu ou point de ces nids ou plutôt de ces terriers. C’est qu’elle est presque partout exposée au nord, c’est-à-dire aux vents glacés.

L’Amour est naturellement moins large qu’au-dessous de Habarovka. Mais il atteint encore de loin en loin de 5 à 6 kilomètres d’une rive à l’autre. Les bancs de sable sont nombreux au milieu du courant, dans lequel nous décrivons des zigzags sans fin, longeant tantôt la côte russe et tantôt la côte chinoise. Sur cette dernière, nous avons déjà vu deux postes militaires gardés par