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vons alors sur une grande place : à droite la cathédrale, et plus loin le palais du gouverneur, construit en briques, et d’un assez bel effet ; à gauche, une longue balustrade, vers laquelle je me dirige. Elle longe le bord de la falaise qui domine l’embouchure de l’Oussouri, et me conduit au jardin, c’est-à-dire, comme à Vladivostok, au bouquet d’arbres conservé en souvenir des forêts qui couvraient naguère le pays.

C’est là que se dresse la statue élevée en l’honneur du général Mouravieff Amourski. La vue que l’on a de cette pointe est excessivement belle. Au midi, elle est bornée par les monts Hertsire, à la base desquels apparaît l’Oussouri, qui vient de se grossir d’une petite branche de l’Amour, et qui, s’étendant dans Les plaines, a parfois une largeur de 2 000 mètres. Loin, bien loin dans l’ouest, à plus de 100 verstes, on aperçoit les premiers contreforts des monts Kingane. L’Amour se déroule, petit dans l’éloignement, majestueux quand il s’approche, terrible quand, recevant les eaux de l’Oussouri, il vient heurter la falaise qui arrête brusquement sa marche vers l’ouest et le renvoie vers le nord, où l’œil le suit pendant longtemps. Tel est le grandiose décor que la jeune fille, dont le suicide récent a causé tant d’émoi, a choisi pour être Le théâtre de sa mort ; c’est au pied même de la falaise qu’elle s’est précipitée dans les flots.

À Habarovka les Chinois sont nombreux. Ils sont employés à mille petits travaux dans lesquels ils excellent, et ne tarderont pas à avoir, comme partout où ils pénètrent, le monopole de certains métiers, tels que le jardinage, le blanchissage, la couture, la cuisine et surtout le petit négoce. Une des principales maisons de commerce appartient à un Chinois, Thi-Feng-T’ai, dont on nous a beaucoup parlé. Nous sommes ici dans le pays des riches fourrures : renards bleus et noirs, martres, zibelines, panthères, tigres, pour ne parler que des plus recherchées, c’est ici que l’on peut en voir les plus beaux spécimens. À Pékin, j’ai eu beaucoup à m’occuper, soit pour mes amis, soit pour moi, de ce genre de bibelot, dans lequel je passais pour un connaisseur ; je ne suis pas fâché de pouvoir me faire par comparaison une idée de la valeur de ce que nous achetons en Chine. Or Thi-Feng-T’ai est justement le plus grand négociant en fourrures de Habarovka. Je me dirige donc vers sa demeure.

Son magasin ressemble au premier magasin venu de mercerie en Europe, et au premier abord on est fort surpris de voir des Chinois derrière les comptoirs, en train d’auner du fil ou de vendre des jarretières à quelque noble dame de la ville. On me demande en russe ce que je désire, et je réponds en chinois que je veux voir le patron. Ahurissement complet des employés, qui en négligent leurs pratiques. Au bout de deux minutes, le magasin est envahi par tout ce qui, dans la maison, porte une natte derrière la tête. On veut voir l’étranger qui parle la langue mandarine. C’est une curiosité, à ce qu’il paraît. Bientôt arrive Thi-Feng-T’ai lui-même, petit, gros, empressé, qui immédiatement me prend par la main, chose peu chinoise, et me conduit dans ses appartements particuliers, chose moins chinoise encore. Il a choisi tous ses employés parmi ses compatriotes, mais ses domestiques sont Russes. C’est sa femme chinoise qui vient elle-même nous servir le thé et Les gâteaux.

Thi-Feng-T’ai est un des vieux colons de Habarovka, où il est arrivé comme simple ouvrier. Il n’a que quarante-huit ans. Malgré les règlements qui interdisent aux étrangers de posséder, il est propriétaire de plusieurs maisons et de vastes terrains. On ferme les yeux, car il est à peu près entendu que son fils se fera naturaliser. Celui-ci est déjà chrétien et ne porte pas la queue. Thi-Feng-T’ai, lui, ne veut pas couper sa natte : « On ne fait pas cela à mon âge, dit-il, je l’ai toujours portée, je mourrai avec ». Se faire chrétien lui serait parfaitement égal ; mais le pope chargé de le baptiser, que dirait-il de l’existence de son harem ? Laquelle de ses trois femmes lui laisserait-on ? La première en date probablement, c’est-à-dire la Chinoise, celle qui est de son âge. Que deviendraient les deux jeunes, la Japonaise et la Russe ? « Vous comprenez que je ne puis les abandonner. »

Je lui demande à voir ses plus belles fourrures. Il a de superbes peaux de tigre. Nous sommes ici dans la patrie véritable de ce tyran des forêts qui, sous le rapport de la longueur de la toison, est au tigre du Bengale ce que le chat angora est au chat de gouttière.

Les martres sont jolies. Il en a des centaines, mais c’est tout au plus si dans le nombre j’en trouve cinquante très belles. Ces dernières lui reviennent à une trentaine de roubles la pièce. Ce qui me séduit, c’est, au milieu d’autres moins parfaits, un magnifique renard noir. Voilà qui ferait un beau cadeau pour ma femme, dont le jour de naissance arrive le 25 juin ! Thi-Feng-T’ai m’assure qu’une seule peau suffit pour une parure. « À Paris, dit-il, on ne porte plus maintenant de manchon. Avec celle-ci on vous fera un grand col mobile. » Ce Chinois avait raison. À Habarovka on connaissait les modes de Paris, que moi j’ignorais. Je ne puis résister au plaisir d’offrir à ma femme ce souvenir des pays que nous traversons. À la foire de Nijni-Novgorod on m’a demandé six et sept cents roubles pour des peaux de renard noir qui ne valaient pas à beaucoup près celle-ci.

Je retourne à bord par une pluie battante qui m’empêche de continuer ma promenade dans la ville. Impossible de songer à faire de la photographie.

Devant notre ponton, au pied de la colline, est un grand hangar composé de six ou huit piliers de bois supportant une toiture. Ce n’est, en somme, qu’un vaste parapluie sous lequel une foule de gens ont cherché un abri. Ce sont presque tous des passagers qui attendent un départ pour Blagovechtchensk, Nikolaïevsk ou l’Oussouri. Parmi eux, beaucoup de Chinois.

En Sibérie, l’heure des repas est des plus variées.