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un temps énorme. Vers 8 heures, par une pluie battante, nous voyons arriver, dans sa voiture, le général Arsenieff, qui très aimablement vient nous chercher. Une fois entrés dans l’hospitalière demeure de notre hôte, nous aurions pu nous croire dans n’importe quelle maison de Paris, et cela d’autant plus facilement que le général, sa femme et sa sœur, qui vit avec eux, s’expriment dans le plus pur français. La conversation roule surtout sur des sujets de littérature. Ils sont abonnés à la Revue des Deux Mondes et ont trouvé dernièrement dans certain roman des phrases nombreuses qui les ont plongés dans la plus grande perplexité. Ils se demandaient s’ils n’avaient pas oublié leur français dans ces solitudes. Ils savaient au fond parfaitement à quoi s’en tenir, mais ils n’étaient pas fichés de prouver que les publications les plus lues à l’étranger doivent toujours observer une grande réserve, si elles ne veulent s’exposer à perdre en un jour la faveur et la réputation qu’il leur a fallu des années pour conquérir. Vers 11 heures la voiture du général nous reconduit à bord.

VILLAGE COSAQUE SUR L’AMOUR[1].

21 juin. — Il pleut. Il n’en faut pas moins visiter la ville.

À quelque cent mètres de notre débarcadère, en remontant l’Oussouri, commence un village chinois, composé d’une seule rangée de masures en bois, placées au bord de l’eau et adossées à la colline. C’est devant ce village que s’amarrent tous les bateaux chinois venant du Soungari. Nous en rencontrerons encore un assez grand nombre avant d’arriver à l’embouchure de cette rivière. Ils ont bien la même forme que ceux que l’on voit sur le Peï-Mo : même mât, même voile, mais ils nous paraissent un peu plus fins. Comme Habarovka est en communication directe par l’Amour avec l’Europe, c’est donc un centre assez important, où l’on trouve une foule de produits de notre industrie, à meilleur compte que lorsqu’ils viennent par les ports du nord de la Chine et la voie de terre. Je ne crois cependant pas que le commerce soit très actif.

La ville est bâtie sur trois montagnes presque parallèles. Un grand boulevard suit la crête de chacune ; mais des rues toutes droites les relient entre elles, en suivant les ondulations du terrain, que l’on n’a cherché à atténuer ni par des courbes ni par des remblais. Cochers et chevaux ont du reste l’air d’être habitués à ces pentes invraisemblables et de ne pas plus s’en soucier les uns que les autres.

Le débarcadère est au pied de la colline centrale. Comme cette montagne est presque à pic du côté de la rivière, il faut en faire le tour. La route, formant un demi-cercle réguler, longe un petit ruisseau qui vient se jeter dans l’Oussouri, à quelques mètres au-dessus du ponton. Elle est bordée de chaque côté par une suite de petites maisonnettes basses en planches, dans lesquelles on vend exclusivement des provisions de bouche pour les nombreux passagers des bateaux : poissons frais et salés, saucisses, œufs, viande crue et cuite, surtout pain blanc et noir. La vodka est également débitée au verre et à la bouteille. Bien qu’il soit interdit aux passagers de troisième d’en emporter à bord, la consigne n’est pas scrupuleusement observée et il en pénètre toujours.

Les gens qui tiennent ces petites boutiques offrent un mélange extraordinaire de toutes les races qui composent l’immense empire russe, avec addition de Chinois. Les femmes y sont en grand nombre. Notre foire aux jambons de Paris, si elle était installée autour d’un monument rond, donnerait une idée exacte de ce marché.

À l’autre extrémité du demi-cercle, nous trouvons la grande rue qui monte au sommet de la montagne centrale. Une douzaine de forçats, les fers aux pieds, sont occupés à la réparer, sous la garde de quatre Cosaques en tenue de campagne. Tout en haut, ayant vue sur l’Oussouri, se dresse le monument élevé l’an dernier en l’honneur du passage du Tsarevitch. Nous nous trou-

  1. Dessin de Riou, Gravé par Morizet.