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leur donnent en quelques jours de quoi vivre le reste de l’année ? N’ont-ils pas là, sous la main, du bois pour se chauffer d’abord et pour vendre aux bateaux à vapeur, afin d’acheter de belle toile rouge ? N’ont-ils pas des troupeaux dont ils peuvent tirer, outre leur nourriture, un certain revenu par la vente du lait, de la crème, de la viande ?

Le Sibérien, dont les besoins sont restreints, est très paresseux : cela ne fait aucun doute, mais c’est parce que la Sibérie est trop riche, étant donné son peu de population. Du reste, nous dit-on partout, « ce sont des Cosaques », or qui dit Cosaque dit tout.

Les Cosaques sont en quelque sorte des colons enrégimentés, chargés héréditairement de défendre le pays contre les attaques des voisins, On sait quels services rendirent à l’Europe, au commencement du xvie siècle, ces colons ukrainiens et moscovites établis sur la Volga, le Dniepr et le Don, où ils menaient une existence libre, vivant de ba chasse et de la pêche, en arrêtant l’invasion des Tatars et des Turcs. Les Cosaques de l’Amour, colons comme ceux du Don, se considèrent comme appelés à rendre les mêmes services et par conséquent montrent le même orgueil et la même horreur de tout travail manuel. Ce sont des guerriers, Monter à cheval ou conduire, voilà leur seul plaisir et la seule occupation à laquelle ils ne refusent jamais de se livrer. Les Cosaques de Transbaïkalie furent les premiers organisés pour faire le service à la frontière chinoise en 1815. Ceux de l’Amour ne datent que de 1859.

Le soir vers 5 heures, nous longeons une falaise très élevée qui domine le fleuve sur la rive droite. Tout au sommet se dresse une croix. Est-ce encore en souvenir de quelque missionnaire auquel l’estomac des habitants a servi de tombeau ? Deux enfants sont à côté : leur blouse rouge tranche agréablement sur la sombre verdure des sapins qui les entourent.

Le beau tableau qu’offre le paysage a attiré tous les passagers et suspendu le vint pour quelques moments. C’est que nous arrivons à Malmechskoï, lieu très intéressant à plusieurs points de vue. D’abord, paraît-il, au sommet de la falaise, à côté de la croix, se trouvent les restes d’un fort chinois en terre. Et puis Malmechskoï produit le caviar salé le plus renommé de tout l’Amour. Ce caviar se vend dans des vessies aplaties, qui ont tout à fait la forme d’un jambon.

Bien que nous ne voyions aucune habitation, on annonce que nous mouillerons dans quelques minutes. En effet, arrivés au bout de la falaise, nous tournons à angle droit. Devant nous, en plein midi, dans un nid de verdure, se trouve le village adossé à une muraille abrupte formée de rochers entre lesquels Les arbres ont poussé leurs racines. Tous les habitants sont au bord de l’eau, dans leurs gais costumes. Ce n’est pas grandiose, mais c’est ravissant.

Hélas ! il n’y a pas de caviar pour tout le monde. On n’en apporte que deux pains. C’est tout ce qu’il y a dans le village. La gourmandise doit obéir aux lois de la hiérarchie. Nous avons deux généraux à bord. Chacun d’eux prend un pain à raison de 45 kopeks la livre.

Nous repartons et le vint recommence. La nuit devient assez sombre, et par peur des bancs de sable, nous renonçons à gagner la prochaine station. Nous mouillons dans un endroit désert et inhabité, à peu de distance du lac Sorgou.

Le caviar étant un des principaux produits du grand fleuve dont nous remontons le cours, il est intéressant de dire quelques mots de l’animal qui le produit et de la manière dont on s’en empare.

Le plus gros poisson que l’on puisse prendre dans l’Amour est l’esturgeon, dont une variété, le belougue, atteint quelquefois le poids énorme de 40 pouds, soit 640 kilogrammes, dont 140 kilogrammes à peu près d’œufs ou caviar. Il se pêche toute l’année, mais principalement depuis la débâcle jusqu’à la fin de juin, car le caviar produit pendant les mois d’été n’est pas mangeable. Les plus beaux esturgeons se prennent entre Nikolaïevsk et l’embouchure du Soungari, c’est-à-dire sur un parcours de 1 200 verstes environ.

Des poutres de quatre ou cinq mètres de longueur sont fixées, à 45 degrés avec le courant, sur des lignes parallèles, barrant la moitié du fleuve. Elles sont munies d’une infinité de cordes de différentes dimensions, à chacune desquelles pend un hameçon sans aucun appât. Tout poisson d’un certain volume passant avec rapidité au milieu des cordes est saisi infailliblement par un ou plusieurs hameçons. Les mouvements brusques que la douleur lui fait faire ont pour résultat de l’accrocher à d’autres, et bientôt il est pris par toutes les parties du corps. C’est ainsi que se pêchent les plus grosses pièces.

20 juin. — Le pays devient moins beau, moins accidenté. Le temps aussi se gâte. Une légère pluie nous force par instants à rester dans le salon. Je cause avec le général Kakourine, qui m’apprend que le général Arsenieff va être nommé d’un jour à l’autre gouverneur de Blagovechtchensk, que peut-être il ne s’arrêtera pas à Habarovka, mais continuera le voyage avec nous.

À la station où nous prenons du bois, nous faisons une promenade dans les environs. La chaleur commence à être assez forte. Les fleurs, peu à peu devenues plus nombreuses, émaillent les prairies. Sédum, nigelle, belvédère, pois de senteur et surtout lis jaunes poussent au milieu de l’herbe, qui ici est très haute. Mais aussi, pas de roses sans épines, pas de fleurs sans chaleur, pas de chaleur sans moustiques. Or ceux de Sibérie ont une vilaine réputation. On nous les avait signalés comme un des grands ennuis du voyage, et ce n’est pas sans terreur que nous les voyons faire si tôt leur apparition.

Il n’est bruit dans le village que d’une nouvelle apportée par un bateau qui descendait le fleuve. Une jeune fille d’une très bonne famille, habitant Habarovka, désespérée du départ d’un officier de la garnison qui