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nous inscrire à la table d’hôte. J’obtiens également que Hane soit nourri pour un rouble par jour et qu’il couche en travers de la porte de notre cabine. Au moins il sera à l’abri s’il pleut.

Cependant nous marchons avec rapidité. Le fleuve n’a jamais moins de 2 kilomètres de large et souvent le triple. Dans les endroits resserrés, le courant est violent. Le paysage se déroule sous nos yeux, très accidenté. Les montagnes succèdent aux montagnes, toutes couvertes d’arbres, de pins surtout, et généralement elles sont élevées, sur la rive droite principalement.

Nous ne sommes pas encore très éloignés de Nikolaïevsk lorsque sur une falaise déserte de la rive gauche nous apercevons une Croix solitaire. L’abbé Radzichevski nous explique qu’à cet endroit un missionnaire français a été assassiné par les Ghiliaks, en 1837, puis transporté dans le village que nous voyons à une petite distance et mangé par les habitants. Ce village se nomme Vaïte. C’est le point le plus au nord que nous atteignions dans cette partie du voyage. Nous sommes à plus de 53 degrés de latitude.

L’Amour qui, jusqu’à présent, nous avait conduits de l’est à l’ouest, va maintenant nous faire descendre vers le sud-ouest pendant plus de 1 200 kilomètres, jusqu’au 48 degré, pour remonter encore, 1 200 à 1 300 kilomètres plus loin, au 53e degré.

À Vaïte, la route de poste de Nikolaïevsk à Habarovka, qui, avait jusqu’à présent suivi la rive gauche, passe sur la rive droite pour ne plus l’abandonner.

Quelques verstes plus loin, les montagnes qui bordaient l’Amour s’éloignent, et c’est à peine si nous les distinguons encore dans le crépuscule qui commence. Les bords, on ne les voit presque plus, tellement le pays est plat, et tellement ici le fleuve est large et majestueux. Les eaux coulent cependant avec rapidité, car le remous décrit par places des circonférences énormes. De temps à autre, des poissons d’une grosseur invraisemblable sautent hors de l’eau.

À 11 heures nous nous arrêtons devant un fort village, nommé Tyr, pour renouveler notre provision de bois. Nous n’en repartons qu’à 2 heures du matin.

Notre premier repas à bord nous donne la mesure des talents du maître queux : ils ne sont pas très remarquables. Heureusement, pour commencer, il y a une zakouska, maigre mais suffisante, et qui n’est pas comprise dans le prix de la table d’hôte.

Il y a des rites à observer pour la zakouska, rites dont notre gargotier tire un sérieux profit. On avale d’abord un verre de vodka, puis on mange une très petite tartine de caviar conservé, de fromage ou d’une salaison quelconque. Une seconde tartine, une troisième ou plus doivent être précédées d’un nombre égal de verres de vodka. On a ensuite à payer autant de fois quinze kopeks que l’on a ingurgité de verres de cette eau-de-vie. Comme, par hygiène et par goût, nous nous abstenons de la partie liquide de la zakouska, nous comptons par tartines.

Le dîner, à midi, se compose d’une soupe, très souvent aux choux, le fameux chtchi des Russes, dans laquelle nage une tranche de bœuf qui a la prétention d’être du bouilli, mais qu’en réalité il est impossible de manger, tellement il est dur. Ensuite vient un plat, viande ou poisson, puis une compote assez bonne de fruits secs, figues, raisins, pruneaux, ou un entremets sucré. Le soir, un plat de viande entouré de pommes de terre compose à lui tout seul le menu.

Comme quantité, c’est suffisant. Comme qualité, ce serait passable, si notre gargotier n’avait la manie de mettre dans toutes les sauces de la crème, dont les Russes raffolent. Moi qui ne puis souffrir le lait, je suis souvent obligé de manger mon pain sec. Crème dans la soupe, crème sur le poisson, crème sur les rôtis. Trop de crème !

Nous trouvons à bord d’assez bon vin de Crimée, dont le prix varie suivant la marque. Celui que nous prenons, le meilleur marché, coûte un rouble et demi la bouteille. Il se nomme Lafite. Sur la carte nous trouvons, pour ces vins de Crimée, tous les noms des grands crus français : Margaux, Lafite, Pomard, etc., qui, bien qu’agréables à boire, n’ont aucune espèce de rapport comme goût avec les vins dont ils usurpent les nobles titres. Il y en a qui coûtent jusqu’à 4 roubles. Quant aux véritables marques françaises, il aurait fallu une fortune pour les payer.

Parmi les passagers se trouve le chef de la police de ***. C’est un homme on ne peut plus gai et aimable. Ses saillies font rire tout le monde. Mais on sent qu’il a mangé de trop nombreuses tartines. Il paraît que c’est un officier très distingué, dont l’état normal est malheureusement celui dans lequel il se trouve pour le moment : ce qui fait qu’il ne pourra jamais s’élever bien haut. Nous passons à *** dans la matinée et nous rendons le chef à ses adminisitrés.

18 juin. — Je suis de bonne heure sur le pont. Presque personne n’est encore levé. Dans tous les coins on voit des paquets plus ou moins allongés : ce sont des passagers qui ont passé là la nuit, Derrière le salon, sous la partie couverte, les femmes dorment encore ; elles ont retiré leurs jupes pour s’en couvrir, car les nuits sont fraîches.

Peu à peu tout le monde s’éveille et s’habille. Les couvertures, les hardes qui ont servi se plient et reprennent la forme de paquets. Les gens ouvrent un panier, un cabas, pour y chercher l’indispensable théière ; ils étalent devant eux leurs petites provisions, puis vont à la cuisine faire verser l’eau bouillante sur les feuilles de thé. Les uns trempent leur pain dans le liquide brûlant, d’autres le mangent en grignotant un morceau de sucre, dont les Russes sont en général très friands.

Bientôt le Mouravieff Amourski retrouve sa physionomie de jour. Dans le salon, tout le monde a pris le thé, et le vint recommence de plus belle.

Vers midi, nous arrivons à Maryinsk, le plus gros village cosaque entre Nikolaïevsk et Habarovka. Nous passons Sophyisk, qui est relié par une route de poste