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perte du Vladivostok, sur lequel nous ne comptions que des amis. J’espère qu’eux, au moins, ont réussi à se sauver.


XI

De Nikolaïevsk à Habarovka.


La Compagnie à laquelle appartient le Mouravieff Amourski est russe, mais c’est avec des capitaux anglais qu’elle a été fondée. Elle reçoit tous les ans du gouvernement une subvention de 1 800 000 roubles en or, subvention autrefois plus considérable. Elle fait le service des dépêches ; elle a trois départs par mais de Nikolaïevsk à Stretinsk, et vice versa ; le trajet pour remonter le fleuve est de vingt et un jours, la descente est plus rapide. C’est en outre elle qui est chargée du service hebdomadaire sur l’Oussouri entre Kamyene-Rybalow et Habarovka.

Parmi Les passagers de première, au nombre de neuf, il faut citer Le général de brigade Kakourine, qui accompagne son chef hiérarchique, le général Arsenieff, puis des officiers et un médecin.

Je suis surpris en outre de voir un homme d’une cinquantaine d’années, complètement rasé, ayant tout à fait le costume et l’aspect d’un bon gros et gras chanoine parisien. C’est l’abbé Radzichevski. Il est chargé, et il est seul, des intérêts catholiques dans toutes les provinces de l’Amour et de la Transbaïkalie. Voilà une bien grande paroisse, la plus grande du monde, probablement. Heureux, parmi ses ouailles, qui peut se flatter de le voir une fois chaque année ! Il est du reste excessivement discret dans l’exercice de ses devoirs, car pendant les dix jours que nous avons passés ensemble je ne l’ai pas vu une seule fois lire son bréviaire en public. Il est le titulaire d’une des quatre cabines.

Nous ne sommes pas en route depuis un quart d’heure que déjà les tables de jeu sont installées et que le vint commence. Le Mouravieff Amourski est le plus grand et le meilleur bateau de la ligne, entre Nikolaïevsk et Blagovechtchensk. Il a moins de 60 mètres de longueur ; mais comme ses roues sont placées de chaque côté, cela augmente sa largeur et donne de la place pour la chambre du capitaine, des officiers, la cuisine, l’office, le lavabo commun, etc.

À l’avant sur Le pont est le salon, qui servira également de dortoir. Il est entouré intérieurement de banquettes fixes et d’une seule pièce. Sur lesdites banquettes, chaque passager a étalé sa couverture pliée, et à une des extrémités placé sa valise et son oreiller, contre lesquels les pieds du voisin viendront s’appuyer, et ainsi de suite. La portion de banquette dévolue à chacun dépend du nombre de passagers. Pour le moment ils ne sont qu’une demi-douzaine, ils pourront donc s’étendre.

Le salon est propre et luxueux : cimaises, moulures du plafond, encadrements des fenêtres et des panneaux, sont à triple et quadruple étage. Le tout, en orme, découpé et verni.

Les passagers de secondes ont à l’arrière une installation semblable, mais beaucoup moins luxueuse. C’est à peine s’il y fait clair. Et puis, quelle odeur ! Est-ce jamais aéré ?

Les passagers de troisième sont partout, dans tous les coins ; les privilégiés, dans la partie couverte qui se trouve entre le salon, la machine, la cuisine, etc. À l’arrière, c’est un fouillis indescriptible d’hommes, de femmes et d’enfants, dont chacun s’occupe de ses petites affaires, comme s’il était seul dans sa chambre.

Sur le rouf de l’arrière ont pris place 120 des soldats arrivés par le Vladimir. Beaucoup d’entre eux ont femme et enfants qui les accompagnent. Quelques-uns emportent leur fusil de munition, dont ils se sont rendus acquéreurs moyennant la modique somme de soixante kopeks. C’est un moyen pour le gouvernement de se défaire des anciennes armes que les progrès de la science ont rendues insuffisantes. De retour dans son village, le soldat en fera une arme de chasse. Son passage sur les bateaux est payé par l’État.

Autour de la machine est empilé le bois de chauffe. C’est un combustible désagréable à tous égards pour les steamers. D’abord, il tient une place énorme. Nous en brûlons une quarantaine de stères par jour, et nous ne pouvons en avoir à bord pour plus de quatorze heures de marche. Il faut donc nous arrêter fréquemment pour renouveler notre provision. À cet effet, de distance en distance, des dépôts sont préparés ; le bois, scié à la longueur voulue, est entassé sur la berge. En une heure de temps, nos soldats ont refait Les piles à côté de la machine. Ils reçoivent pour ce travail une gratification à laquelle ils ne sont pas insensibles.

Le chauffage au bois a encore l’insupportable inconvénient de produire une grande quantité d’étincelles qui tombent en pluie de feu sur le pont et sur les malheureux passagers, sans distinction de classe : c’est une question de direction du vent. Sur le Mouravieff, qui a des parties couvertes, nous pouvons encore nous mettre à l’abri. Nous reviendrons plus tard sur ce sujet.

Le prix du billet sur les bateaux de l’Amour, de l’Obi et de la Volga, comme aussi sur le Vladivostok, ne comprend pas la nourriture. Tous les passagers, à quelque classe qu’ils appartiennent, peuvent à leur gré prendre leur part de la table d’hôte, servie deux fois par jour, à raison de 1 rouble 75 kopeks par tête. Ce prix donne en outre droit au thé à discrétion, avec pain, le matin et à 4 heures de l’après-midi.

Quelques passagers de deuxième prennent seulement le potage. C’est un prix à débattre. Mais tous ceux de troisième et la plupart de ceux de seconde se nourrissent eux-mêmes. Ils ont des provisions, c’est-à-dire du pain de seigle et du saumon fumé qu’ils mangent cru. Quelques épicuriens ont du saucisson, des biscuits. Tout le monde a droit à l’eau bouillante, et chacun peut aller remplir sa théière à la cuisine, de 8 heures du matin à 10 heures du soir.

Nous avons quelques provisions, mais nous les réservons pour les cas de famine. Le mieux est donc de