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police. Deux grandes rues parallèles au fleuve traversent la ville dans toute sa longueur. Partout ce ne sont que maisons abandonnées. L’herbe, les broussailles, témoignent du déclin de Nikolaïevsk. Le palais des anciens gouverneurs, car il n’y a plus maintenant ici de si hauts fonctionnaires, est dans un état lamentable. Construit en bois, naturellement, il laisse pénétrer le jour et l’eau du ciel de tous les côtés. Les fenêtres, les portes, ont été condamnées au moyen de planches cloutées en diagonale, à l’extérieur. Mais combien y a-t-il de temps de cela ? Toutes les lignes ont perdu leur aplomb ; les balustrades en bois qui entourent le jardin sont inclinées dans tous les sens.

Nombreuses sont les maisons qui présentent le même aspect. Quelques-unes, qui paraissaient devoir être très importantes, n’ont pas même été terminées : on a simplement abandonné les travaux sans s’inquiéter des matériaux employés, et l’on est parti.

Nikolaïevsk a l’air, non pas d’une ville en ruines à la suite d’une invasion ou d’un cataclysme, mais d’une ville pestiférée dont les habitants ont fui, et qu’une malédiction condamne à un abandon éternel.

M. Picard se montre fort aimable, et nous offre l’hospitalité chez lui. N’ayant plus à rester ici que vingt-quatre heures et nous trouvant très bien à bord, nous ne voulons pas lui causer de dérangement.

Dans son cabinet de travail, dont la porte donnant sur le salon était ouverte, je vois assis devant un bureau un monsieur en uniforme. Il paraît adresser des questions à un homme hirsute qui se tient debout devant lui. La vue de cet individu me fit mettre la conversation sur la sécurité du pays. M. Picard nous dit avec emphase que Nikolaïevsk est une sorte de succursale du Paradis, que tous les habitants sans exception sont de petits saints, et que l’on pourrait, sans crainte d’autre chose que d’un rhume, dormir les fenêtres ouvertes.

Nous prenons congé de lui. Mais à peine sommes-nous dans la rue que le commandant est pris d’un fou rire. « Avez-vous remarqué, dit-il, ce qui se passait dans la chambre à côté, pendant que le chef de la police nous vantait les bonnes mœurs de ses administrés ? Le procureur de l’Empereur était en train de procéder à l’interrogatoire d’un individu. Il s’agissait d’une tentative d’empoisonnement d’un de ces vertueux habitants du pays sur son conjoint. »

Assez égayés par cette petite aventure, nous continuons notre promenade et faisons le tour de la ville. Nous passons devant le cimetière, où la présence de nombreuses tombes témoigne de l’ancienne splendeur de Nikolaïevsk. Puis, comme l’heure s’avance, nous rentrons à bord pour dîner. Le caviar frais est sur la table. Nous le trouvons fade : il est fait avec des œufs d’esturgeon. Combien il est loin de valoir celui que nous mangerons sur l’Obi et enfin sur la Volga, qui est fabriqué avec des œufs de sterlet exclusivement ! Le caviar ne se transporte pas. Mangé à Nijni-Novgorod, au moment où il vient d’être préparé, c’est un mets délicieux. Transporté à Moscou, c’est-à-dire au bout de vingt-quatre heures, il a beaucoup perdu de sa saveur.

16 juin. — On commence à décharger le Vladivostok. Pour cela on prend des soldats, qui sont heureux d’ajouter un supplément à leur solde. Mais ils sont bien maladroits : on voit que ce n’est pas leur métier.

Le soir, après dîner, promenade à terre. Nous rencontrons, comme hier, dans la rue, tout le high-life : le général Arsenieff, le comte Lutzaw, M. Picard, etc.

Tout au bout de la ville est la maison de poste. Le commandant veut nous montrer ce que c’est qu’un tarantass ; nous entrons. Le maître est absent, nous cherchons nous-mêmes. Dans les remises, pas de voitures ; dans les écuries, pas de chevaux. Au moment où nous sortons, nous voyons arriver le maître de poste ; il a l’air entre deux vins. Est-ce un avant-goût de ce qui nous attend au delà de Stretinsk ?

Voici la forêt qui commence : la forêt pour ainsi dire sans fin, que nous traverserons d’abord en bateau, puis en tarantass, forêt que nous ne verrons finir qu’après avoir franchi des milliers de kilomètres.

Nous suivons la route. Elle est bordée et même couverte par des immondices dont les habitants ne se donnent pas la peine de se servir pour la culture. Si la latitude est trop élevée, le climat trop rude pour permettre de cultiver la terre avec succès, pourquoi ne pas transporter toutes ces immondices dans l’Amour, qui n’est qu’à deux pas et qui se chargerait de les conduire à la mer, ou, s’il y a quelque inconvénient à cela, tout au moins les déposer dans un endroit désert ? ce n’est pas ce qui manque dans les environs. Mais, encore une fois, Nikolaïevsk est une ville morte : paix à sa cendre !

Nous cherchons des muguets, ils n’ont même pas encore de boutons. Nous trouvons des fleurs que nous ne connaissons pas, une sorte de rhododendron blanc répandant une forte odeur de térébenthine. Combien nous sommes désolés de n’avoir pas assez étudié la botanique ! Toutefois le sol est jonché de plantes de connaissance, noisetiers, framboisiers sauvages, puis une sorte de violette extraordinaire. Elle est pâle, sans odeur, au bout d’une tige extrêmement allongée.

Tout à coup nous entendons au fond des bois une fanfare joyeuse qui nous attire à l’entrée d’une vaste clairière, où un certain nombre de Cosaques, avec leurs femmes, boivent et dansent aux accords de trois ou quatre instruments de cuivre. Derrière eux, l’Amour roule ses eaux noires au pied de la montagne boisée qui s’élève sur l’autre rive.

À quelques pas de là, sous un hangar, deux hommes sont en train de faire des briques : où et à quoi peuvent-elles servir ? nous n’en avons vu jusqu’à présent nulle part dans les constructions. Celles qui ne sont pas encore cuites sont couvertes avec des nattes, car le temps devient menaçant. Il faut même songer à rentrer à bord, si nous ne voulons pas essuyer une bourrasque.

Nous examinons la barge du général Mouravieff. Elle est formée de troncs d’arbres superposés horizontalement et ressemble à une maison sibérienne dont un