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diminue et de durée et d’intensité, cependant il se fait sentir jusqu’à Blagovechtchensk. Ici, il souffle avec violence, et produit des vagues véritablement effrayantes quand on se trouve dans un de ces bateaux ghiliaks, réputés insubmersibles, ou même dans une des embarcations du Vladivostok. Ajoutez à cela que le courant est terrible. Nous voulons pêcher, et nous jetons à plusieurs reprises une ligne le long du bord : elle est entraînée et ne touche pas le fond malgré le plomb dont nous augmentons successivement le poids jusqu’à concurrence de sept livres. Il faut donc renoncer à prendre nous-mêmes du poisson. On nous promet pour le soir du caviar frais.

Il y a bien longtemps que nos amis russes nous ont parlé de ce mets délicieux que seule leur patrie peut produire, et qui doit être mangé absolument frais. Ce sont des œufs de poisson, retirés du ventre de l’animal encore vivant s’il se peut, nettoyés avec un petit balai pour enlever les filaments et séparer les grains, et servis tels quels, c’est-à-dire crus, aussi vite que possible.

De même que certaines personnes ajoutent aux huîtres du citron, du poivre, voire même des échalotes hachées, de même le caviar se mange sur du pain, le plus souvent au naturel et quelquefois avec addition de sel, de citron ou même d’oignon.

Sur l’un des bateaux ghiliaks qui viennent le long du bord nous apporter des provisions et peut-être ce fameux caviar, je vois un chien à longs poils qu’on me dit être un chien de traîneau. J’en ai déjà vu à Saghaline.

Le traîneau est le grand, presque l’unique moyen de locomotion pendant l’hiver. On y attelle des chevaux, des rennes, des chiens. On en voit de tous les côtés, sous les hangars et même sur les toits des maisons. Ils paraissent assez rudimentaires. Malheureusement nous sommes en été et nous ne pouvons les voir fonctionner. Ils frappent par leur légèreté.

Les traîneaux sont à peu près les mêmes dans toute la Sibérie, et n’ont guère varié de forme, probablement, depuis l’époque où l’on s’est imaginé de se servir de chiens pour les tirer. N’ayant pu les photographier, je donne ici la reproduction d’une gravure contenue dans un ouvrage bien curieux, que j’ai vu à la bibliothèque de Tomsk, et que j’ai pu me procurer à Paris. En voici le titre complet :

JOURNAL HISTORIQUE DU VOYAGE DE M. DE LESSEPS,
Consul de France, employé dans l’expédition de M. le comte de la Pérouse, en qualité d’interprète du Roi ; Depuis l’instant où il a quitté les frégates françaises au port Saint-Pierre et Saint-Paul du Kamtschatka, 6 septembre 1787, jusqu’à son arrivée en France, le 17 octobre 1783.

Ainsi donc un Français a traversé toute la Sibérie, est allé du Pacifique à l’Atlantique, il y a plus d’un siècle, et ce Français porte un nom justement célèbre. J’ai suivi à peu près son itinéraire, à partir d’Irkoutsk, de l’autre côté du lac Baïkal, et je suis on ne peut plus heureux de pouvoir lire ce qu’il écrivait sur ces pays extraordinaires, cent ans avant mol.

N’est-il pas remarquable que M. de Lesseps qui, en entreprenant ce grand voyage, était considéré par tout le monde à bord de la Boussole et de l’Astrolabe comme s’exposant aux plus grands dangers, et était pleuré d’avance par les amis qu’il quittait, soit justement le seul des hommes sous les ordres de l’amiral de la Pérouse qui revit sa patrie ?

Un des fonctionnaires russes dont M. de Lesseps eut le plus à se louer fut le général de division Arsenieff. N’est-il pas aussi singulier que ce soit également à un général de division Arsenieff que nous soyons redevables en grande partie du succès de notre voyage ?


Charles Vapereau.


(La suite à la prochaine livraison.)


LA BARGE DE MOURAVIEFF[1] (PAGE 222).
  1. Dessin de Th. Weber, gravé par Bazin.