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Nikolaïevsk


Fondé en 1850, Nikolaïevsk est situé sur la rive gauche de l’Amour. C’était autrefois le grand port de guerre et de commerce de la Russie dans l’Extrême-Orient. Mais on conçoit l’insuffisance d’une place dont l’accès n’est libre que du milieu de juin à la fin de septembre, et depuis la fondation de Vladivostok, Nikolaïevsk n’a cessé de décliner.

Il y existe encore cependant une garnison assez importante, et des forts pour protéger l’entrée de l’Amour pendant les trois ou quatre mois où elle est possible. Quant aux maisons de commerce, elles sont peu nombreuses et consistent surtout en agences des compagnies de navigation.

Du pont de notre navire même, nous nous rendons parfaitement compte que la ville est en partie abandonnée. Car les rues perpendiculaires au fleuve sont de véritables prairies, l’herbe y croît à plaisir et des troupeaux de vaches y paissent en toute liberté. L’église est peinte en vert. C’est une couleur que l’on semble aimer beaucoup en Sibérie pour les édifices religieux.

À 200 ou 300 mètres de nous est un petit port avec des jetées en bois et des hangars. C’est dans ce port que se trouvent les bateaux qui remontent l’Amour. Sur le sable, à droite, on nous montre une construction informe que l’on nous dit être la barge sur laquelle a descendu le fleuve le général Mouravieff, dont nous retrouverons à chaque pas le souvenir.

De l’autre côté du fleuve, dont la largeur n’est plus ici que de 3 kilomètres, est une montagne abrupte, inhabitée, entièrement couverte d’arbres et dont le pied baigne dans l’eau.

Deux ou trois petits steamers sont employés à amener les chalands. Si l’on veut aller à terre, on peut prendre passage sur l’un d’eux, à raison de trois roubles par personne pour l’aller et de trois autres roubles pour le retour, ce qui me paraît tant soit peu excessif. Autrement, on peut prendre les bateaux ghiliaks, quand il y en a, car ils ne sont pas nombreux autour des steamers ; le passage ne coûte qu’un demi-rouble.

Les bateaux ghiliaks sont de deux sortes : les plus petits, de simples troncs d’arbres creusés, les plus grands composés de trois larges planches : une formant le fond est placée à plat ; les deux autres formant les côtés sont munies de chevilles à la partie supérieure.

Les rames, très courtes, sont des pagaies à une seule palette. Un trou placé à une certaine distance de la poignée permet de les fixer au bord du bateau, au moyen des chevilles.

À l’inverse du monde entier qui fait concorder les mouvements de gauche avec ceux de droite, afin de donner une impulsion plus vive au bateau par un effort simultané des deux bras, les Ghiliaks manœuvrent les rames alternativement, c’est-à-dire que celle de gauche sort de l’eau au moment où celle de droite y entre. Qu’il y ait un ou plusieurs rameurs, le procédé ne varie pas.

À tous les bateaux, grands et petits, s’adaptent également des voiles curieuses. Il y en a deux ; elles sont carrées et d’égale grandeur, fixées à un mât unique placé au centre. Par vent arrière, quand les voiles sont déployées, on dirait un gigantesque papillon. Ces embarcations ne m’inspirent aucune confiance, et cependant tout le monde m’affirme qu’elles sont absolument sans danger et qu’il n’arrive jamais d’accident.

Les Ghiliaks sont repoussants d’aspect. D’une saleté sans nom, habillés généralement de peaux de bêtes, et même, affirme-t-on, de peaux de poisson, ils ne sacrifient au luxe que sur un point : hommes et femmes portent jusqu’à deux ou trois paires de grandes boucles d’oreilles. L’agriculture leur est inconnue. Chasser et pêcher, ils n’ont point d’autre occupation. L’ours est leur dieu ou plutôt leur intermédiaire entre le ciel et la terre. Aussi chaque village en élève-t-il plusieurs jusqu’à un certain âge. Puis, quand arrive le jour de leur grande fête nationale, les Ghiliaks choisissent un de ces animaux réunissant toutes les conditions voulues de croissance et autres, le chargent de liens et le promènent de maison en maison. Tous les habitants viennent l’un après l’autre lui donner leurs commissions pour le ciel, et quand personne n’a plus aucune recommandation à lui faire, ils se précipitent sur lui, le tuent à coups de flèches, de lances et de harpons, et se partagent sa chair.

Ces cérémonies sont également pratiquées par les Aïnos. J’en ai trouvé les dessins dans un ouvrage japonais que M. Collin de Plancy, qui a été chargé d’affaires au Japon, a bien voulu mettre à ma disposition.

Les Ghiliaks élèvent une grande quantité de chiens pour le traînage en hiver. On n’en voit pas moins de trente ou quarante devant chaque yourte ou hutte. Vers le soir ils se mettent à hurler comme des loups. On les nourrit avec de la truite saumonée qui, du 15 juin à la fin de juillet, pénètre dans l’Amour par millions, mais jusqu’à une distance d’environ 300 kilomètres seulement de l’embouchure. Chaque yourte en fait sécher de trente à quarante mille tous les ans. Il en faut deux ou trois par jour et par chien. Seulement, comme ces truites sont simplement séchées et non pas salées, les vers s’y mettent très vite et consomment la plus grande partie de la provision.

À peine la truite a-t-elle disparu que le saumon se montre. La pêche commence dans les environs du 15 août. Elle dure un mois. C’est, paraît-il, un spectacle tout à fait remarquable et qui donne à Nikolaïevsk, le grand centre des pêcheries, une animation extraordinaire.

Le saumon pèse rarement moins de 8 livres et plus de 25. Dans les premiers jours il vaut de 5 à 6 roubles le cent, mais bientôt après il se donne pour un rouble, car, à cette époque, tout poisson qui n’a pas été préparé et salé dans les vingt-quatre heures est bon à jeter.

Pour donner une idée de l’importance de la pêche