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j’ai vu est donc bien ce qui existe habituellement, car même si l’on avait été prévenu de mon arrivée, il eût fallu des mois pour organiser les choses sur le pied sur lequel on me les a montrées.

On a souvent accusé les Russes de barbarie et d’inhumanité dans le traitement de leurs prisonniers en Sibérie. Je suis heureux de déclarer que rien de ce que j’ai vu ne justifie, à l’heure actuelle, cette accusation.

Saghaline est le lieu le plus important de déportation de tout l’empire. C’est également le point le plus éloigné de la capitale et le moins sujet à être contrôlé par les voyageurs ou des inspecteurs arrivant à l’improviste. C’est donc, par conséquent aussi, le lieu où l’arbitraire pourrait s’exercer avec le plus d’impunité. Pourquoi serait-ce, au contraire, le seul où l’on ne traitât pas les prisonniers comme des bêtes fauves ? On m’objectera les chaînes que quelques-uns portent : mais ce sont des incorrigibles, et du reste il n’y a pas si longtemps que tous les forçats en portaient chez nous, incorrigibles ou repentants. Les verges n’existent-elles pas encore dans la marine anglaise sous le nom de cat o’ nine tails, et bien autrement terribles ?

BATEAU GHILIAK[1] (PAGE 222).

Un voyageur anglais, M. de Windit, a fait il y a quelques années le voyage de Pékin en Europe, mais par la Mongolie. C’est donc un peu avant le lac Baïkal que nous sommes arrivés à la route qu’il a suivie. Il a fait une étude spéciale des prisons dans les grandes villes de la Sibérie occidentale qui se trouvent sur le parcours. Il restait à examiner si la réhabilitation qu’il faisait des prisons sibériennes à l’ouest du lac Baïkal était exacte pour l’est, dans ces pays beaucoup moins habités, beaucoup plus sauvages, entièrement en dehors de l’itinéraire des touristes, et c’est ce que j’ai fait.

Je retourne à bord. Les nouvelles sont bonnes. Un télégramme est arrivé, annonçant que le nord de la Manche de Tartarie, dans laquelle nous sommes, est enfin libre de glaces. La débâcle a eu lieu la nuit dernière. Nous pouvons donc maintenant remonter d’Alexandrevsk jusqu’à Nikolaïevsk. Mais nous ne pouvons le faire sans pilote, et les pilotes sont tous dans la baie de Castries, à… Alexandrevsk. Un autre Alexandrevsk, car les Russes ont, comme les Anglais, la déplorable habitude de donner le nom de leurs souverains à tout. Je ne sais combien j’ai vu dans mes voyages de villes de Victoria, de Victoria Peak, Victoria Park. De même la Russie compte plusieurs Nikolaïevsk et un plus grand nombre encore d’Alexandrevsk. Il y a donc deux de ces derniers à quelques dizaines de milles de distance, l’un sur la côte de Saghaline, où nous sommes, l’autre sur la côte de Sibérie, où nous serons demain. C’est gênant pour la correspondance.

En attendant le départ, nous pêchons à la ligne, et en deux heures nous prenons une cinquantaine de turbots de moyenne dimension : le plus gros ne pesait pas plus de trois livres. Une belle morue est également parmi les victimes. Quel régal pour tout le monde !


IX

De Saghaline à Nikolaïevsk.


Sept heures sonnent, nous partons. Il est impossible de rêver un ciel plus pur, une mer plus unie. Marie a hérité de l’élégante et confortable cabine du Tsarevitch.

Nous sommes maintenant presque arrivés aux jours les plus longs de l’année. Dix heures arrivent et c’est à peine si le crépuscule commence. Je ne puis me résoudre à imiter les autres et à gagner ma cabine. Couvert d’un chaud pardessus de fourrure, je reste sur le pont, malgré la fraîcheur de l’air : le thermomètre doit être au-dessous de zéro.

Effrayés par le bruit de l’hélice, de nombreux phoques cherchent à s’écarter de notre route. Je les vois fuir devant le Vladivostok, laissant un long sillage qui les fait ressembler à d’immenses serpents. Puis, se sentant gagnés de vitesse, ils plongent pour reparaître à quelques centaines de mètres plus loin.

Le soleil est couché depuis longtemps, mais la lueur qu’il projette embrase une partie du ciel, et donne à la mer l’aspect miroitant d’une glace.

  1. Dessin de Th. Weber, gravé par Ruffe.