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climat, que doit traverser le forçat parvenu à gagner le continent. Puis, sur dix qui s’échappent, neuf périssent d’une façon ou d’une autre. C’est donc plutôt un débarras dont il n’y a pas lieu de gémir outre mesure ; car, comme il n’y a pas à Saghaline de déportés politiques, celui qui parvient à s’échapper n’est, aux yeux de l’administration, qu’un criminel sans conséquence pour l’Empire.

De là le peu de diligence que l’on montre généralement en Sibérie pour arrêter les vagabonds. C’est un fait admis de tout le monde dans les pays que nous avons traversés, que les autorités prennent en somme assez peu de précautions pour prévenir les évasions des condamnés de droit commun, et ne font rien pour reprendre les évadés. Patience ! nous verrons plus loin les résultats de ce beau système.

Les cours du bagne sont spacieuses. Au milieu de l’une d’elles est le pavillon dans lequel sont enfermés les dangereux, les indisciplinés, ceux qui ont déjà une ou plusieurs évasions ou tentatives d’évasion à leur actif. Un long couloir entre la chambrée et la muraille extérieure forme un chemin de ronde dans lequel des sentinelles montent la garde, car c’est bientôt l’heure du repas et les forçats sont de retour du travail.

Une porte à triple et quadruple verrou est au milieu du chemin de ronde. On l’ouvre, et j’entre le premier, suivi de M. Taskine et du geôlier.

Jamais je n’oublierai cette minute, La salle dans laquelle nous avons pénétré est carrée. En face de la porte, des fenêtres assez larges laissent passer beaucoup de lumière. Non seulement ces fenêtres sont fermées, mais je ne vois même aucun moyen de les ouvrir. Un énorme poêle qui s’allume de l’extérieur donne encore un peu de chaleur. On le chauffe toutes les nuits, et nous sommes dans la seconde moitié de juin. Un grand lit de camp en planches, adossé aux murs et en plan incliné, fait le tour de la pièce.

Au premier moment, j’ai de la peine à respirer. Je ne suis pas encore habitué à cette chaleur sèche des poêles russes dans une chambre de grandeur moyenne, bien que très élevée d’étage, mais hermétiquement close, dans laquelle quarante-deux êtres humains ont respiré pendant une heure. Je me demande avec horreur combien il doit rester d’air respirable quand arrive le matin, après les longues nuits d’hiver ! Comment ces infortunés n’étouffent-ils pas ? Question d’habitude et de tempérament, peut-être.

À notre vue, tous se lèvent, et un morne silence s’établit. La vue de ces malheureux m’oppresse tout aussi bien que le manque d’air. J’oublie que chacun d’eux a au moins un assassinat à se reprocher, pour ne penser qu’à l’horreur de leur condition. Je finis cependant par adresser quelques questions à M. Taskine, en français bien entendu, et les regards se portent sur moi ; ils expriment la curiosité.

Tous ces hommes sont chaudement vêtus. Beaucoup ont la tête rasée d’un seul côté. Tous ont les pieds entravés, et quelques-uns les mains. J’apprends que plusieurs d’entre eux ont travaillé au chemin de fer de Vladivostok. Peut-être ont-ils pris part aux assassinats qui ont terrifié le pays.

Cependant le geôlier qui nous accompagne se plaint en russe de quelques hommes, qui aussitôt s’avancent et répondent vivement. Leur regard est loin d’être celui de la soumission ; on dirait plutôt celui de la révolte. M. Taskine leur impose silence. Ils se taisent enfin, probablement devant des menaces que je n’ai pas comprises, mais ils ont l’aspect hargneux du lion dans sa cage, qui grince des dents devant la cravache du dompteur, sur lequel il n’ose s’élancer.

Nous allons ensuite visiter d’autres dortoirs. Ils ressemblent à celui que nous venons de voir, très élevés d’étage et très bien éclairés, mais ils sont plus spacieux. Ils contiennent la nuit soixante forçats.

Les dortoirs sont propres et bien tenus. Il en est de même de la salle d’infirmerie. Nous n’y trouvons qu’une quinzaine de gens indisposés, ou plutôt de fainéants qui ont réussi à se faire dispenser de la corvée. Un bâtiment spécial est affecté aux maladies graves.

Comme dans tous les pénitenciers, il y a des cachots noirs. Construits en madriers superposés, ils sont tous placés côte à côte, et la crainte des punitions est l’unique chose qui puisse empêcher les conversations de s’établir entre les prisonniers.

Un seul est habité pour le moment. Nous le faisons ouvrir et nous voyons apparaître un homme barbu à la figure repoussante. Ses yeux hagards supportent difficilement la lumière, à laquelle ils ne sont plus habitués, depuis quarante-huit heures qu’il est enfermé dans cette boîte carrée. Il a volé un de ses camarades et de ce fait est puni de trois jours de cachot.

Dans chaque dortoir j’ai remarqué sur une table, à l’entrée, un certain nombre de bouteilles de lait, du pain blanc, des verres. Ce sont, paraît-il, de petites douceurs que le règlement permet aux forçats de s’offrir avec le dixième de leur salaire journalier, qui leur est remis quotidiennement. Le vin (ou plutôt la vodka) est formellement interdit. Néanmoins il en entre toujours quelque peu, malgré les châtiments sévères qu’encourent ceux qui désobéissent.

Non loin des cachots est une chambre entièrement nue. Dans un coin, adossé au mur, je vois un faisceau de branches flexibles de coudrier de 1 m. 50 de long ; à côté on me montre une large planche de la hauteur d’un homme. L’une des extrémités est coupée en équerre et munie de deux trous carrés, l’autre est en demmi-lune. Sur chacun des côtés, deux échancrures se faisant face. Il est évident que je suis en présence d’un instrument de répression. Les baguettes de coudrier dispensent mon guide de longs commentaires.

Cette planche sert à attacher le patient ; dans les deux trous s’enfoncent ses pieds, dans la demi-lune son menton. Les échancrures sont pour fixer les cordes qui le maintiennent immobile, et on le passe aux verges.

Une tentative d’évasion est punie de cinquante coups. C’est ce châtiment qui attend chacun des six malheu-