Page:Le Tour du monde - 67.djvu/218

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

laquelle ils seraient infailliblement massacrés, et que si par miracle ils échappaient à cette battue, ils n’échapperaient pas à la justice sommaire de leurs compagnons, qui les égorgeraient impitoyablement pour avoir violé le pacte tacite existant entre eux et les paysans, et exposé les évadés à ne plus trouver ces provisions sans lesquelles leur long voyage ne pourrait s’effectuer.

Les tigres, les ours, les panthères, les loups, en tuent un grand nombre. D’autres meurent d’épuisement, de froid, se noient en traversant les rivières, sont assassinés par leurs confrères, tués par les villageois ou les voyageurs. Cependant quelques-uns parviennent à franchir les milliers de kilomètres qui séparent Saghaline de leur pays. Ils arrivent après trois ou quatre années de marche, de dangers de toutes sortes, dans leur village, où ils sont le plus généralement repris et réexpédiés à Saghaline. C’est sur eux qu’il faut avoir le plus les yeux ouverts, car ils ne pensent qu’à une chose : se sauver de nouveau.

Les chalands sont le long du bord. Ils viennent chercher les marchandises et nous apporter du charbon. Il y a sur chacun d’eux une douzaine de forçats pour les manœuvres, pour aider à l’embarquement et au débarquement. Ils sont tous très chaudement vêtus. Je n’ai jamais vu pareille collection de mines patibulaires. Beaucoup d’entre eux ont tout un côté de la tête rasé : ce sont les plus dangereux, ceux qui ont déjà tenté de s’évader. Généralement leur figure est énergique et leur regard sombre.

D’autres possèdent une longue barbe inculte, une mine bestiale. L’un d’eux monte à bord, chargé d’un fardeau. C’est un véritable colosse : on se sent instinctivement porté à reculer quand il passe. Quelques nez crochus indiquent une origine sémitique.

Sur chaque chaland se trouve un seul Cosaque, sabre au côté et revolver à la ceinture. Pas le moindre fouet, le moindre bâton. Nous avons certes vu beaucoup de forçats dans notre long voyage et jamais nous n’avons été témoins d’un acte sérieux de brutalité.

Sur les bateaux à vapeur également, rien que des forçats ou des libérés n’ayant pas encore terminé leur temps d’internement ; mais ils sont choisis parmi les plus intelligents et les plus soumis. Il en est de même, à terre, des cochers et des serviteurs : leur apparence ne décèle nullement leur position sociale, ils ont tous l’air d’honnêtes ouvriers. Sur Les bateaux à vapeur je ne vois aucun Cosaque ni garde-chiourme.

Cependant le préfet d’Alexandrevsk, M. Taskine, me propose de visiter la ville. Il met à ma disposition son propre drojki et donne ordre au cocher, forçat naturellement, de me conduire chez lui après m’avoir fait voir les environs.

Sur la jetée, qui forme débarcadère, se trouvent des rails et des wagonnets pour le transport des marchandises jusqu’à la ville ; qui n’est qu’à une verste environ. De nombreux forçats conduits par des Cosaques armés chargent, déchargent et traînent ces wagons. Quelques-uns ont les pieds entravés. Hane constate avec horreur que parmi ces criminels se trouvent deux de ses compatriotes : il en est tant soit peu humilié. Tous les forçats que l’on rencontre ne manquent jamais d’ôter leur chapeau et de saluer.

Mon drojki file comme le vent. Évidemment le cocher veut me montrer son savoir-faire. Bientôt ses chevaux s’emballent, et ce n’est qu’à l’entrée de la ville qu’il parvient à Les reprendre en mains.

Alexandrevsk est peu étendu. C’est une ville qui se fonde ; l’église même est loin d’être terminée. Les maisons sont peu nombreuses, mais spacieuses et bien aménagées. Autour de la ville sont des habitations beaucoup plus petites où vivent les forçats libérés encore soumis à l’internement. On y trouve aussi les femmes et les enfants qui sont venus à Saghaline partager l’exil de leur père forçat.

Cependant nous arrivons chez M. Taskine, qui me présente à sa femme. Mme Taskine, comme son mari, parle admirablement notre langue. Elle est ici depuis trois ans. C’est une charmante blonde, au teint de lait, sur l’esprit de laquelle ni la monotonie d’une vie forcément peu accidentée, ni cet entourage un peu effrayant de malfaiteurs plus ou moins séquestrés et dont un grand nombre même sont fibres, n’ont paru avoir la moindre influence fâcheuse. Elle est fort gaie et paraît enchantée de voir un étranger, chose rare à Alexandrevsk ! Elle attendait le Vladivostok avec impatience ; car Mme Bieule a dans ses caisses un chapeau pour elle, et ce n’est pas une petite affaire que l’arrivée d’un chapeau dans ces contrées où les modistes manquent ! Le bagne, pour le moment, n’en possède aucune.

Tout en prenant le thé et les gâteaux, je lui demande quelles peuvent être ses distractions et comment se passent ici les longues soirées de ces longs hivers, L’été, elle monte à cheval avec son mari. L’hiver on reste forcément à la maison. Quatre ou cinq fois seulement, il y a un bal, où le nombre des danseurs est très restreint. Tous les autres soirs, on se réunit pour jouer au vint, variété du whist. En Russie les hommes sont très joueurs ; mais, d’après ce que j’ai entendu dire, les femmes ne leur cèdent en rien.

Je demande à visiter le bagne, et M. Taskine veut bien m’y conduire lui-même. Je ne pouvais avoir un meilleur cicerone. En quelques minutes nous y arrivons. C’est une importante construction en troncs d’arbres superposés horizontalement, comme presque toutes les constructions non seulement de Saghaline, mais de Sibérie. Les pierres, la chaux, la brique, sont des choses dont on semble avoir ignoré jusqu’ici L’existence.

Ces murailles en bois ne me paraissent pas un obstacle très sérieux pour les gens décidés à s’évader. Du reste la surveillance n’a pas l’air de s’exercer d’une façon très active, et il y a pour cela plusieurs raisons. On compte d’abord sur la situation géographique de l’île, sur l’immensité de l’océan Pacifique à l’est, et à l’ouest sur ces solitudes presque sans bornes, rendues plus terribles et plus désertes encore par la rigueur du