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forme me sera d’une grande utilité. Va pour la traduction. Quand vous arrivez dans un hôtel, votre passeport vous est immédiatement demandé, et est sur-le-champ envoyé à la police, qui ne vous le rend qu’au moment même de votre départ,

À ce propos, je me demande pourquoi les autorités françaises ont choisi pour le passeport le plus abominable papier que la France puisse produire. C’est une pièce que l’on doit pouvoir mettre dans son portefeuille, et pour cela il faut la plier en huit. Or avant mon départ de Pékin les plis présentaient déjà de larges fentes. Je laisse à penser dans quel état il est arrivé à Paris : tous les bureaux de police de l’empire russe lui ont mis des charnières en papier gommé.

On nous annonce que le Vladimir, vapeur de 600 à 700 tonneaux, partira dans la nuit pour Nikolaïevsk. Mais on ajoute qu’outre son chargement il y aura à bord 600 Cosaques qui rentrent en Russie, ayant fini leur temps de service dans l’Extrême-Orient. La perspective d’une si nombreuse société sur un petit bateau n’a rien de gai. Nous savons que la Manche de Tartarie n’est pas encore libre, et le Vladimir ne part que parce qu’il compte sur une débâcle probable, mais non assurée : la durée de [a traversée est incertaine. Ajoutez à cela que la navigation est pénible et même dangereuse dans ces parages, où les brouillards durent quelquefois des semaines entières. Mais nous ne voyageons pas pour avoir toutes nos aises.

Nous prendrons donc le Vladimir, si aucune autre occasion ne se présente.

Chez M. Cheveleff, nous apprenons que le Vladivostok partira également demain pour Nikolaïevsk. C’est un bon bateau, de la même grandeur que le Vladimir ; il n’aura pas 600 Cosaques passagers : nous faisons immédiatement transporter nos bagages.

DE VLADIVOSTOK À HABAROVKA.

9 juin. — Nous assistons au départ de M. Startseff pour Poutiatine. Son petit steamer est encombré : d’abord lui, puis le personnel du bateau, des domestiques chinois, deux jardiniers, des ouvriers de différents métiers, des caisses à n’en plus finir, les fameuses armoires de Fou-Sane, les serins, les poules, un magnifique étalon qui lui arrive de Russie, etc. Il attend un troupeau de vaches et un autre de juments dont le télégraphe lui a annoncé le passage récent à Irkoutsk. Bon succès à notre colon. Il a été si aimable pour nous, qu’il nous est impossible de ne pas nous intéresser à ses travaux. Nous tâcherons d’aller lui rendre visite quelque jour.

Le Vladivostok doit part à 2 heures. J’ai le temps d’aller faire une visite d’adieu à l’amiral Tyrtoff, qui me dit avoir télégraphié à M. Picard. Puis nous allons déjeuner chez M. Cheveleff, pour prendre congé. Avant de nous mettre à table, je dis quelques mots à haute voix en français à Marie. Mon voisin, le muet sympathique, se tourne vers moi comme mû par un ressort : « Comment, monsieur, vous savez le français ? Et vous le parlez sans aucun accent, ce qui est bien rare chez un Anglais. » Je m’empresse de le tirer d’erreur. « Ah ! que de temps perdu ! Voici la quatrième fois que je suis à table à côté de vous », etc. Nous nous sommes rattrapés, et il paraissait tout heureux de parler français… avec un Français. Sa méprise était bien naturelle. Toutes les fois que nous allions chez M. et Mme Cheveleff, nous ne parlions qu’anglais, par politesse pour nos hôtes, qui ne comprennent que cette langue étrangère, absolument indispensable à quiconque a des relations commerciales avec les grandes maisons du Japon et de la Chine.

On nous avait dit que l’anglais nous serait d’un grand secours pendant notre voyage. C’était une grosse erreur. Après avoir quitté Vladivostok, il ne nous a servi qu’une seule fois, à Irkoutsk, au cours d’une visite qu’est venu nous faire un marchand de bibles : un Anglais, cela va sans dire.

Par contre, j’ai eu maintes fois l’occasion de parler allemand. Car non seulement j’ai rencontré des officiers auxquels cette langue était familière, mais aussi bon nombre d’Israélites. Il y a de ces derniers dans toutes les villes. À mon arrivée en France, mon allemand, que j’avais laissé de côté depuis plus de vingt-cinq ans, m’était en partie revenu.

Il existe en Russie une coutume assez curieuse. Quand on part pour un voyage, quand on quitte pour longtemps ses amis, lorsque arrive l’heure de la séparation, tout le monde doit s’asseoir pendant une minute, et causer de la pluie et du beau temps. Puis on se lève, on se dit adieu et l’on se sépare.

Dans l’hospitalière et patriarcale demeure de M. Cheveleff, on n’a garde de manquer à cette touchante coutume, et au moment où nous nous déclarons prêts à partir pour le Vladivostok, nos hôtes nous prient très aimablement de prendre une dernière fois avec eux quelques instants de repos. Chacun s’assied donc, nous échangeons quelques paroles banales n’ayant aucun rapport avec les idées de voyage. Quelques minutes après, nous avions quitté la terre ferme.