Page:Le Tour du monde - 67.djvu/198

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il commence à se faire tard, et Björnson ne veut pas faire attendre son cuisinier.

Après un fort bon dîner, dans lequel nous nous félicitons de voir que le requin ne figure pas, nous rentrons à bord dans l’embarcation de la douane par une mer splendide, tandis qu’à terre de nombreuses lanternes aux couleurs variées simulent une illumination en notre honneur.

C’est aujourd’hui le 5 de la cinquième lune, c’est-à-dire l’une des trois plus grandes fêtes de l’année pour les Annamites, les Chinois et les Coréens. On doit régler tous ses comptes, payer toutes ses dettes, recouvrer toutes ses créances… si c’est possible ! Les rues sont donc très animées, même la nuit, car on à jusqu’à minuit pour payer, et les monts-de-piété très affairés. Les règlements de compte ne se font pas toujours sans de violentes discussions, étant donné surtout que bon nombre de créanciers et de débiteurs ont, selon la coutume, bien mangé et surtout bien bu.

Sur la rade, il y a eu des sortes de régates. Des embarcations indigènes passaient et repassaient devant le Tokio-Maru deux à deux, luttant de vitesse. Nos officiers, bons juges en la matière, prétendaient qu’elles faisaient au moins douze milles à l’heure. Elles étaient bondées d’hommes complètement nus, accroupis dans le fond du bateau, chacun tenant à deux mains une pagaie à une seule palette, battant l’eau avec ensemble et régularité, en poussant des cris sauvages, tandis qu’à l’arrière, le capitaine, debout, le corps penché en avant, frappait à coups redoublés sur un énorme gong en cuivre pour leur donner le mouvement.

Nous avons également observé toute la journée deux ou trois grandes jonques de pêche qui ont croisé dans la rade. Nous les avons vues aller faire escale devant les différents villages dont nous apercevons les huttes rondes de tous les côtés. À mesure que la nuit approchait et devenait plus sombre, ces jonques se sont éclairées, des lanternes aux couleurs voyantes ont été suspendues aux cordages sans aucune symétrie. Sillonnant la rade en tous sens, ces trois bateaux semblent s’être donné rendez-vous autour du Tokio-Maru. Nous entendons des gémissements plaintifs partir de ces pseudo-gondoles. Ou nous explique que ce sont des chants. C’est lugubre ; du reste, les gondoliers sont absolument ivres. Ils ont fait des libations à toutes les escales, et ils comptent sans doute sur nous pour la bonne bouche, car ils nous demandent de l’eau-de-vie. Nous refusons d’accéder à leur prière ; alors ils nous menacent et poussent des cris qui ne nous émeuvent guère. Je jette un coup d’œil dans l’un des bateaux, qui s’était fait une sorte de rouf en nattes. C’est répugnant. Des êtres absolument nus sont entassés les uns sur les autres, dans la position où l’ivresse les a fait tomber, tandis qu’à côté, ceux qui peuvent encore remuer hurlent pour avoir de l’eau-de-vie, en agitant lourdement les bras. Notre capitaine se contente d’ordonner de tenir ces bateaux à distance, puis nous allons nous coucher. Il est plus de minuit quand les cris cessent, c’est-à-dire quand tout le monde est ivre mort, car les bateaux sont toujours là ; personne n’est capable de les diriger. Mais la mer est splendide. Même en Corée, il y a un bon Dieu pour les ivrognes.


Charles Vapereau.


(La suite à la prochaine livraison.)


BROUETTE CHARGÉE[1] (PAGE 178).
  1. Gravure de Bazin, d’après une photographie.