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sa grosseur. Ils vont le saler et s’en nourrir. Je ne les envie pas. Car, si les ailerons sont un mets fort recherché, et, ma foi très bon, lorsqu’ils sont accommodés par un cuisinier chinois, la chair elle-même répand une odeur d’urine absolument repoussante. J’ai pour principe de goûter à tout et j’avais essayé du requin sur les côtes de Bornéo en 1869. Dans mes voyages j’ai mangé bien des choses extraordinaires, mais rien d’aussi répugnant.

FOU-SANE[1].

Si le requin est la terreur des mers qui baignent les côtes, le tigre n’est pas moins à redouter dans l’intérieur du pays, surtout à mesure que l’on s’avance vers le nord, où on le dit très commun. Beaucoup plus grand que celui des Indes et de Cochinchine, il possède une fourrure bien plus épaisse et plus longue, dont il a besoin pendant les froids de l’hiver.

Chaque province doit fournir tous les ans au roi de Corée un certain nombre de peaux. C’est aux gouverneurs à se les procurer peu à peu, et lorsque arrive l’époque de les envoyer à la capitale, s’il leur en manque quelques-unes, en peu de jours ils les obtiennent. Voici de quelle façon.

Ils choisissent un pic élevé, en forme de pain de sucre et bien dénudé à la partie supérieure. Puis ils ordonnent à mille ou quinze cents soldats, armés du traditionnel fusil à mèche et d’un gong en cuivre, de cerner la montagne et d’en faire l’escalade méthodiquement, en frappant sur leur gong. Ils sont toujours sûrs de lever au moins un ou deux tigres, qui, effrayés par le bruit des gongs, se dirigent vers le sommet de la montagne, et qui, arrivés à la partie dénudée, avant de s’y engager cherchent à rebrousser chemin. Mais le cercle des chasseurs s’est rétréci, le bruit des gongs est plus épouvantable que jamais, et le ou les tigres finissent par gagner la plus haute partie du pie, où ils sont le point de mure de tous les soldats, qui, à un signal donné, font une décharge générale.

Le fusil coréen est le même que celui des Chinois. Il est à mèche et se charge par la gueule. On verse d’abord la poudre, puis on met la balle. Aucune bourre, ni entre la poudre et la balle, ni sur la balle. En sorte qu’il faut toujours maintenir le fusil la gueule en l’air ; autrement la charge tomberait à terre avec autant de facilité qu’elle est entrée dans le canon. Un bassinet placé sur le côté contient un peu de poudre mouillée sur laquelle vient s’appuyer le feu d’une mèche serrée dans un levier mobile, que l’on fait manœuvrer avec l’index de la main droite. On conçoit qu’il soit difficile à un seul homme, ou même à plusieurs, d’affronter avec de pareilles armes le terrible fauve. Les gouverneurs ont l’armée sous leurs ordres et ils s’en servent.

Le tigre disparaîtra peu à peu de la Corée, à mesure que le pays se civilisera. Le requin sera, lui, bien difficile à détruire. Il a l’immensité de l’océan pour vivre et se reproduire : le marché de Fou-Sane en fournira toujours aux amateurs une égale quantité.

Cependant, nous nous dirigeons vers la grande rue, où se trouvent les magasins japonais : nous entrons, sur la recommandation de Björnson, dans la boutique d’un confiseur renommé, pour acheter quelques sucreries pour les dames. Tout à coup M. Startseff avise deux armoires en bois blanc, qui servent à l’artiste à mettre son sucre à l’abri des mouches. Elles n’ont rien de remarquable, mais il n’y a pas d’armoires à Poutiatine : cela suffit pour que notre ami songe à s’en rendre acquéreur. Il a quelque difficulté à faire comprendre au confiseur ébahi que c’est le contenant qu’il veut acheter et non le contenu. Tout s’arrange : les armoires partiront avec nous sur le Tokio-Maru, en compagnie d’une foule d’ustensiles de ménage récoltés à toutes les escales. Car c’est en effet un ménage qu’il monte sur une très grande échelle.

Comme nous devons rester quarante-huit heures à Fou-Sane, nous remettons à demain notre promenade :

  1. Dessin de Riou, gravé par Privat.