Page:Le Tour du monde - 67.djvu/188

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’est un trajet long et ennuyeux. Nous abandonnons donc à la garde de Hane et de Wang-Cheu nos barques, qui n’arriveront que dans deux heures, et, montant dans deux génerikchas ou pousse-pousse, nous pénétrons dans les rues populeuses de Tien-Tsin. À midi nous déjeunions à l’hôtel du Globe, situé sur le quai même.

À 2 heures, ne voyant pas arriver nos bateaux, je vais faire quelques visites.

Une des premières fut pour M. Vahovitch, consul par intérim de Russie, avec lequel j’avais toujours été en excellentes relations à Pékin. Il s’empressa de viser mon passeport, formalité indispensable sans laquelle il m’eût été impossible non seulement de traverser l’empire russe, mais même d’y pénétrer ; puis il me promit d’écrire à son frère, employé dans la grande maison Gheveleff, de Vladivostok.

Vers 5 heures, rentrant à l’hôtel, je trouve Hane tout en émoi. Il n’était arrivé qu’avec un seul bateau. Voici ce qui s’était passé.

Notre batelier, qui avait déjà augmenté ses profits par le transport d’une demi-douzaine au moins de passagers, avait encore une autre corde à son arc : la contrebande.

Les Européens jouissent, en Chine, de certaines immunités. Leurs bagages ne sont presque jamais visités, parce qu’à Pékin, à part deux magasins qui ne devraient servir qu’à leur approvisionnement exclusif, les Européens n’ont pas Le droit de faire du commerce. Or chaque ville a son octroi, et je me demande quels sont les objets sur lesquels aucun droit n’est prélevé par les mandarins grands et petits ou leurs satellites.

Mon batelier, transportant des bagages appartenant à un étranger, et certain par Cela même d’échapper à la visite des employés de l’octroi, avait pris à bord un certain nombre de paniers ou de sacs de petits pois.

Un « petit bout de cosse échappé par malheur » avait paru suspect au mandarin, qui, après inspection des colis, flairant quelque supercherie et par suite une bonne aubaine, avait arrêté l’embarcation. Comme je trouvais que le batelier dépassait véritablement les bornes, je me contentai de faire réclamer mes bagages par l’administration des douanes maritimes, en abandonnant le fraudeur à la merci des employés de l’octroi : il a dû être sérieusement pressuré.

Ces faits ne sont du reste pas rares. Le directeur général des douanes lui-même, venant de Hong-Kong, ne vit-il pas saisir, en arrivant à Changhaï, ses bagages dans lesquels son domestique avait caché je ne sais combien de livres d’opium !

Le soir nous dînions chez M. Detring, directeur de la douane, conseiller intime du puissant vice-roi Li-Houng-Tchang, que je connais depuis vingt-trois ans. Il nous servit une alose, Le fait, dira-t-on, n’a rien de remarquable. Et cependant quel plaisir ne nous fit pas cette modeste alose, à nous qui arrivions de Pékin, où le poisson de mer est presque inconnu !


II

De Tien-Tsin à Changhaï.


Le lendemain 21 mai, après avoir réglé mes affaires : caisses à expédier à Paris, passeport, banque, fournisseurs, etc., et pris congé de tous nos amis, qui à l’unanimité nous ont déclarés fous, nous allons, à 10 heures du soir, prendre possession de nos cabines à bord du Lien-Ching, en partance pour Changhaï.

22 mai, — 3 heures du man, départ. Nous sommes à 110 kilomètres de la mer, Nous commençons à descendre le Peï-Ho, particulièrement dangereux pour la navigation à cause de son peu de largeur, de son peu de profondeur, de ses coudes à angle aigu.

À 8 heures et demie du soir, nous passons devant les forts de Takou, qui, à l’heure actuelle, disent les gens du métier, rendent impossible l’entrée du Peï-Ho aux navires ennemis. À 9 heures et demie, nous franchissons la barre. Le temps est superbe, et la mer, unie comme une glace, rassure les cœurs les moins solides. Le lendemain, à 5 heures du soir, nous arrivions à Tché-Fou.

23 mai. — On nous annonce qu’un petit vapeur, l’Owari Maru, partira dans trois jours pour Fou-Sane, en Corée, où il correspondra avec le grand bateau pour Vladivostok. Il est tout peut, commandé par un Japonais. Ni la nourriture, ni les cabines n’en sont vantées. Nous avons peu envie de profiter de l’occasion. Et puis, je crois d’ailleurs qu’il n’y aurait pour nous aucune économie de temps.

Nous ne descendons pas à terre, et à 6 heures nous repartons. Après avoir doublé le cap Chantoung, nous rencontrons une forte houle du sud, et comme malheureusement notre steamer ne contient aucune cargaison, ayant débarqué à Tché-Fou six cents sacs de petits pois, tout son chargement (ceux de mon batelier s’y trouvaient peut-être), nous flottons comme un bouchon. Il y avait bien à l’avant et à l’arrière des caisses à eau pouvant contenir 400 à 500 tonnes, mais on avait laissé celle de l’avant vide, se contentant de mettre dans celle de l’arrière assez d’eau pour que l’hélice eût son action entière. On allait vite, mais on était secoué. La compagnie y trouvait son compte de toutes les façons : économie de temps et économie sur la nourriture des passagers. Marie et moi paraissons seuls à table.

25 mai. — Nous passons devant l’endroit où, en novembre 1870, le 13 je crois, le steamer anglais Lismore, sur lequel je me trouvais, fit naufrage à deux heures du matin. Puis voici les forts de Woosung, devant lesquels sont mouillés des navires de guerre chinois. Il fait nuit lorsque nous arrivons à Changhaï.

Des génerikchas se disputent la faveur de nous conduire. Les élus partent comme des flèches, puis, arrivés devant le pont qui sépare les concessions anglaise et française, ils nous déposent à terre et refusent d’aller plus loin. Leur certificat n’est valable que pour