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de nos amis russes qué nous le devons et en particulier à M. le comte Cassini.

Nous emmenons un domestique chinois. Il se nomme Hane et est avec nous depuis une douzaine d’années. C’est un homme tranquille, qui paraît dévoué, et dont les services nous seront précieux en route. Il a quarante-deux ans ; ce n’est pas précisément un Adonis, et pourtant on nous prédit qu’il nous sera difficile de l’arracher à tous les bras qui s’ouvriront sur son passage, même en cours de voyage, mais nous espérons bien que les ennuis qu’il pourra nous causer seront amplement compensés par l’agrément de son service. C’est encore un point sur lequel nous nous félicitons d’avoir suivi notre inspiration, en dépit des pronostics de nos amis.

Pour aller de Pékin à Saint-Pétersbourg, la route la plus courte est sans contredit celle qui traverse les plaines de la Mongolie, le désert de Gobi, et par Ourga et Kiakhta conduit au lac Baïkal. Mais cette route ne nous tente en aucune façon. J’ai traversé, en février 1871, l’extrémité nord-est du grand désert de Gobi, et il y a trois ans nous avons été passer un certain nombre de jours dans les plaines de la Mongolie : nous avons vu les Mongols chez eux, nous avons vécu sous leur tente. Rien de nouveau ne nous attire donc de ce côté, et depuis longtemps nous avons résolu de passer par Vladivostok et l’Amour. C’est un détour de plus de 5 000 kilomètres : qu’est-ce que cela sur la distance qui sépare Pékin de Paris ? J’ai deux années de congé, je puis bien rester quarante jours de plus en route.


I

De Pékin à Tien-Tsin.


17 mai 1892. — Pékin est à cent et quelques kilomètres par terre de Tien-Tsin, point où commence la navigation à vapeur. Franchir cette distance, qui paraît insignifiante, est toujours une assez grosse affaire, surtout si l’on a des bagages. En été, le moyen le plus pratique est de faire transporter tous ses colis sur des brouettes jusqu’à T’oung-Tcho, situé à 23 kilomètres des portes de la capitale, sur le fleuve Peï-Ho, qui traverse Tien-Tsin. Par cette voie La distance est double, mais on trouve à T’oung-Tcho des embarcations pontées dans lesquelles on a un confort relatif.

Le Peï-Ho est à une trentaine de mètres au-dessous du niveau de Pékin. Un canal y conduit, alimenté par les sources qui sortent des dépendances du Palais d’Été. C’est par ce canal que nous devons nous rendre à T’oung-Tcho, où un entrepreneur s’est chargé de transporter nos bagages et de nous préparer deux bateaux. Six écluses ou plutôt six barrages en planches superposées dont les deux extrémités glissent dans des rainures en pierre, servent à maintenir les eaux à un certain niveau. Elles ne livrent pas passage aux bateaux : voyageurs et cargaison sont par conséquent soumis à six transbordements successifs.

Partis à 3 heures de notre maison de la rue de la Farine-Sèche dans notre voiture chinoise, nous traversons bientôt, à la porte Tch’i-Houa, la muraille qui entoure Pékin, et arrivons au canal, où nous prenons un premier bateau qui sera, comme tous les autres, tiré à la cordelle par un homme ou par un âne. Presque tous les bateliers, jusqu’au Peï-Ho, sont musulmans.

Les musulmans sont très nombreux en Chine : il y en a dans toutes les provinces. Ce sont généralement des gens énergiques. Ils ont pris à Pékin le monopole de la boucherie, celui des grands transports de ville à ville. Dans les hameaux que traversent les grandes routes, presque toutes les auberges sont tenues par des mahométans, Il y a donc en Chine de nombreuses mosquées. Une d’elles, très propre, se trouve à la quatrième écluse ; un vieillard est assis sur la berge ; je le reconnais, car il y a deux années il dirigeait encore notre bateau. Maintenant il a cent ans ! Il est sourd, presque aveugle. C’est probablement la dernière fois que nous le voyons.

À 7 heures, nous sommes devant le fameux pont de Pa-Li-Tch’ao, plus connu en Europe sous le nom de Palikao, près duquel le général Montauban remporta, en 1860, une grande victoire qui lui valut le titre de comte de Palikao.

Nous avons croisé de nombreux bateaux chargés de cuivre et de plomb, en saumons. Ce cuivre va servir à faire de petites sapèques, qui sont la monnaie courante du pays et dont il faut, suivant le cours, de 500 à 600 pour faire un franc. Avec le plomb on recouvrira d’une lame mince, pour empêcher les infiltrations de la pluie, les chevrons du T’ai-Ho-Tiene[1] dans le palais impérial, et du grand sanctuaire dans le temple du Ciel.

Ces deux pavillons ont été incendiés, le premier par accident, le second par la foudre, il y a deux ans, et l’on est en train de les reconstruire.

L’eau est peu profonde. Comme il n’y a, pour ainsi dire, pas de courant, et que le canal est Le déversoir des immondices de la capitale, le fond en est couvert d’un énorme dépôt de vase qu’il est pour le moment nécessaire d’enlever. Les travaux commenceront à la huitième lune (vers septembre) et dureront deux mois. Ils coûteront, me dit-on, 15 millions de francs ! On ne parle pas des épidémies que ce travail engendrera.

À 7 heures 40 nous sommes à T’oung-Tcho. Devant nous se dresse une tour haute d’une centaine de pieds. Elle indique, paraît-il, la différence de niveau entre cette ville et Pékin. Son sommet serait sur le même plan que les assises de pierre sur lesquelles sont construites les murailles de [a capitale.

Cependant personne n’est là à nous attendre. J’avais pourtant en la précaution d’envoyer deux domestiques avec les bagages : ils seront probablement restés à

  1. Notre collaborateur ajoute, on le voit, un e muet aux noms chinois terminés d’ordinaire par n. T’ai Ho-Tiene, Fou-Sane, etc. Cette orthographe a l’avantage d’indiquer clairement la prononciation aux lecteurs français. Nous l’avons suivie ici, bien qu’elle ne soit pas adoptée dans les ouvrages de géographie.
    (Note de la rédaction.)