Page:Le Tour du monde - 63.djvu/338

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ves de service et d’un ton sévère : « Quelle maison est-ce que celle-ci ? leur dit-elle. Je suis votre maîtresse, et personne ne vient me recevoir. Où avez-vous été élevées ? Je devrais vous infliger une grave punition, mais je vous fais grâce pour cette fois. Où est l’appartement de la maîtresse ? »

« On se hâte de l’y conduire, et là, au milieu de toutes les dames :

« Où sont mes belles-filles ? demande-t-elle, comment se fait-il qu’elles ne viennent pas me saluer ? Elles oublient sans doute que par mon mariage je suis devenue la mère de leurs maris et que j’ai droit de leur part à tous les égards dus à leur propre mère. »

« Aussitôt les deux belles-filles se présentent, l’air honteux, et s’excusent de leur mieux sur le trouble où les a jetées une visite aussi inattendue. Elle les réprimande doucement, les exhorte à se montrer plus exactes dans l’accomplissement de leurs devoirs, et donne différents ordres en qualité de maîtresse de la maison. Quelques heures après, voyant qu’aucun des maîtres ne paraît, elle appelle une esclave et lui dit :

« Mes deux fils ne sont certainement pas sortis en un jour comme celui-ci, voyez s’ils sont à l’appartement des hommes et faites-les venir. »

« Ils arrivent très embarrassés et balbutient quelques excuses.

« Comment, leur dit-elle, vous avez appris mon arrivée depuis plusieurs heures et vous n’êtes pas encore venus me saluer ! Avec une aussi mauvaise éducation, une pareille ignorance des principes, que ferez-vous dans le monde ? J’ai pardonné aux esclaves et à mes belles-filles leur manque de politesse, mais pour vous autres hommes je ne puis laisser votre faute impunie. »

« En même temps elle appelle un esclave et leur fait donner sur les jambes quelques coups de verge. Puis elle ajoute :

« Pour votre père, le ministre, je suis sa servante, et je n’ai pas d’ordres à lui donner ; mais vous, désormais, faites en sorte de ne plus oublier les convenances. »

« À la fin, le ministre lui-même, bien étonné de tout ce qui se passait, fut bien obligé de s’exécuter et de venir saluer sa femme. Trois jours après, les fêtes étant terminées, il retourna au palais. Le roi lui demanda familièrement si tout s’était passé aussi heureusement que possible ; le ministre raconta en détail l’histoire de son mariage, l’arrivée inopinée de sa femme et la manière dont elle avait su se conduire. Le roi, qui était un homme de sens, lui répondit : « Vous avez fort mal agi envers voire épouse. Elle me paraît une femme de beaucoup d’esprit et d’un tact extraordinaire ; sa conduite est admirable, et je ne saurais assez la louer ; j’espère que vous réparerez les torts que vous avez eus envers elle. »

Bouddhas. — Dessin de Gotorbe, d’après une photographie.

« Le ministre le promit et, quelques jours plus tard, le prince conféra solennellement à la dame une des plus hautes dignités de la cour. »

Cette anecdote, rapprochée de l’autorité réelle dont a fait preuve notre hôtelière, nous montre que chez beaucoup de peuples les femmes pourraient envier la position sociale qu’occupe l’épouse en Corée. Sans entrer dans les nombreuses particularités qui caractérisent ici cet état social, que nous développerons dans notre volume, en parlant de La vie, des mœurs et des coutumes du peuple coréen, nous ajouterons cependant que si la polygamie existe en Corée, les seconds mariages y sont fort rares et ont lieu presque toujours pour obtenir du Ciel le fils nécessaire à l’accomplissement des rites funéraires. La première épouse devient alors la mère légale de l’enfant du second lit. Elle le désire souvent autant que son mari, non seulement par tendresse pour lui, mais aussi pour assurer la perpétuité de la famille et leur repos à tous deux dans l’autre monde.

Après avoir passé le Pal-tchil-yang, au pied d’un des contreforts de la chaîne centrale, nous arrivons, dans l’obscurité, à un hameau. Là, faute d’étables pour abriter nos chevaux, fort sensibles au froid pendant la nuit, nous voulons réquisitionner des torches comme nous le faisons souvent dans de pareilles circonstances. Personne cette fois ne répond à nos appels réitérés, et cela contre l’usage du pays, car le service des feux est obligatoire dans les passages difficiles.

Bientôt mes hommes se lassent d’attendre dans l’obscurité, ils enfoncent les portes, arrachent les habitants à leur sommeil vrai ou simulé, et Les obligent à aller chercher des troncs de jeunes sapins d’environ deux mètres préparés pour les voyages nocturnes. Les arbres-torches sont enfin allumés, ils nous éclairent d’une lueur sinistre et mille flammèches rouges roulent sur les toits de chaume, que l’abondante rosée du soir empêche d’être incendiés. Comme je m’étonne, à demi asphyxié par l’âpre odeur de la fumée, de toutes ces lenteurs inusitées, on me répond que les gorges où nous allons nous engager sont des plus dangereuses à traverser à pareille heure : je prends donc immédiatement la tête de la caravane, précédé par l’homme qui doit m’indiquer le chemin. Il marche en tournant rapidement du poignet le tronc de jeune sapin dont une des extrémités a été écrasée pour en augmenter la flamme. Et ni le sifflement que fait l’arbuste dans son mouvement giratoire, ni les étincelles qui passent brusquement devant les yeux de mon cheval, ni les fragments embrasés qui crépitent quelquefois sur lui, ne causent à l’animal aucune émotion. Il suit paisiblement notre guide.